Le Collectif XY est accueilli à la Villette pour plusieurs semaines avec Le Pas du monde, dernière création qui vient couronner vingt ans d’activité. Le chapiteau est à cette occasion comble, d’un public parfois jeune car le spectacle est indiqué à partir de 8 ans, mais qui n’est pas pour autant celui d’un spectacle jeune public. L’attente fébrile des enfants et des adultes se révèle à la hauteur de la virtuosité de la proposition artistique, mais aussi des images puissantes que convoque le porté acrobatique, qui, au-delà de la performance, illustre les vertus d’une vie en symbiose.
Un homme seul traverse le plateau de jardin à cour, dans un couloir de lumière dessiné par Éric Soyer. Il est suivi de quatre autres qui chantent, dont les voix s’unissent avant que les corps se connectent par de discrets contacts. Tandis qu’ils progressent dans leur traversée, l’homme seul effectue le chemin inverse, au second plan et à reculons. Un groupe beaucoup plus massif fait ensuite son entrée tandis que les quatre passent à leur tour au fond, détachés les uns des autres. Le groupe restera lui entremêlé, ils ne se disloquera pas, constituera une masse vivante dont les reconfigurations permanentes font surgir des silhouettes avant d’élever un mur. Un mur humain faits de corps posés les uns sur les autres, un mur que la plus petite et légère de la bande escaladera jusqu’en son point le plus haut sans l’aide de personne.
Très vite, il apparaît que la norme de ce monde est de se tenir debout l’un sur les épaules de l’autre. La plupart du temps à deux, parfois à trois, quelquefois à quatre et même une fois à cinq. La gravité n’a plus cours dans cet empilement par en haut ou par en-dessous, constitué par portés ou grâce à des sauts, avec plus ou moins d’aide. Au début, on retient son souffle quand on les voit s’escalader ou se lancer les uns sur les autres, ou quand ils tombent dans les bras de ceux qui parent avant de proposer une nouvelle combinaison possible de leurs corps. Mais cette peur se dissipe rapidement : on voit la précision des gestes, l’habitude des corps, la maîtrise parfaite des muscles. Tout paraît simple et fluide, il est rare que l’on perçoive l’effort que requiert la performance physique.
Dès lors, on peut apprécier les images créées par les 22 corps réunis sur scène, qui par leurs mouvements donnent l’impression que des fourmis grouillent, que des fleurs poussent, que des arbres s’élèvent, que des vagues s’enroulent et se déroulent, que des brins d’herbe vibrent à l’unisson du vent. C’est tout un paysage que leurs chorégraphies font parcourir. À d’autres moments, leurs élévations, plurielles ou centralisées, évoquent des tableaux de Paradise Now du Living Theatre. Des courses en rond qui éparpillent dans les coulisses ou rassemblent de manière centrifuge convoquent quant à elles le souvenir de Spiral Jetty de Robert Smithson. À d’autres moment, c’est la réflexion de Vinciane Despret sur la cohabitation polyphonique des oiseaux qu’évoquent les nuées de corps.
Car non seulement les corps dialoguent, prennent appui les uns sur les autres, s’attrapent, s’enlacent, s’agrègent, mais s’unissent aussi les voix. Une grande beauté se dégage de ce choix d’articuler le chant à la chorégraphie. Il est parfois appuyé par une bande-sonore discrète, qui colore les tableaux de gouttes ou de matières, mais les mélodies chantées dominent, ainsi que les paroles prononcées dans une langue indéchiffrable mais familière. Des micros suspendus au-dessus du plateau vide amplifient les voix pour qu’elles deviennent support des corps, mais parfois le chant est interprété du haut des épaules d’un autre corps, comme si cela ne relevait pas de la prouesse, comme si l’empilement, à nouveau, était la norme.
Mais une norme qui ne rime pas avec uniformisation. Les corps réunis sont de taille, de poids, de physionomie et de corpulences différents. On distingue les plus légères, celles qui se trouvent toujours au plus haut des pyramides, qui virevoltent comme des plumes, et ceux plus massifs qui servent de bases, peuvent soulever et danser en même temps. Chacun est également identifié par son costume, les deux couleurs unies choisies dans des vêtements quotidiens, dont les teintes s’harmonisent de mille manières grâce aux variations de lumières. Ces choix soulignent le fait que ce sont des individus qui font chœur, qui accueillent, consolent, soutiennent, entraînent, entourent celles et ceux qui sont parfois isolés, ou qui errent sur un champ de bataille esquissé.
Dans un deuxième temps, les paysages naturels laisseront place à des figures humaines, qui font front, manifestent, revendiquent, protestent, se défendent, se protègent. Puis une humaine rencontre des insectes extraordinaires, des créatures fabuleuses qui donnent corps à la pensée de Donna Haraway, et notamment au concept de sympoïèse qu’elle traduit par les expressions faire-avec, construire-avec, fabriquer-avec. Ces corps qui chantent et dansent, s’augmentent les uns les autres, forment une communauté qui exalte leur individualité, illustre la fructueuse dépendance des éléments entre eux, l’invitation de la pensée sympoétique à vivre en relation – avec les êtres humains, les animaux, la nature, l’ensemble du vivant. Il est rare qu’un spectacle sans paroles, de danse ou de cirque comme ici, offre une matière à penser si riche à partir d’une traduction physique si dense, si claire et si sensible.
F.
Pour en savoir plus sur Le Pas du monde, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Villette.


