Après plusieurs spectacles qui ont permis de découvrir et explorer des écritures britanniques contemporaines – de Denis Kelly ou Lucy Kirkwood – Chloé Dabert revient à une œuvre classique pour la première fois depuis son Iphigénie, en 2018. Son choix s’est porté sur Marie Stuart de Schiller, et il apparaît d’emblée que cette pièce lui va bien. Sa mécanique raffinée mise au service de l’affrontement de deux reines, l’intrication étroite de questions personnelles, religieuses et politiques dans des répliques denses et ciselées ou encore la nécessité d’une ample distribution – ce sont là des défis que le geste artistique de Chloé Dabert paraît en mesure de relever, sur le papier. Le résultat est une mise en scène d’une précision redoutable qui confirme pleinement cette intuition première.
Dans la pénombre de la scène, le public découvre une grande baie vitrée sur le plateau nu. Des bruits sourds donnent le coup d’envoi des 3h45 de spectacle, puis une lumière découvre la silhouette d’une femme, en tenue d’époque, ses longs cheveux détachés. Presque de dos à la salle, elle écrit des lettres à la plume sur un secrétaire dont elle ouvre et referme les tiroirs. La vision silencieuse convoque aussitôt le souvenir du Firmament. On retrouve l’alliance paradoxale d’un espace extrêmement épuré, presque abstrait – conçu par Pierre Nouvel – et des costumes chiadés, travaillés par Marie La Rocca dans le détail de chaque étoffe superposée, alliance qui donne l’impression d’observer le passé avec la netteté qu’offrent les instruments d’optique de notre époque. Chloé Dabert a eu beau délaisser les écritures britanniques contemporaines pour une pièce classique allemande, le trajet effectué n’est finalement pas si long : on passe de l’Angleterre du XVIIIe siècle, avec la pièce de Lucy Kirkwood, à l’Angleterre du XVIe, avec celle de Schiller.
Après ce seuil, l’exposition est classiquement prise en charge par deux personnages secondaires qui décrivent la situation dans laquelle se trouve Marie Stuart, reine d’Écosse emprisonnée par sa sœur Élisabeth, reine d’Angleterre, qui la soupçonne de prétendre à la couronne et de vouloir convertir son pays à la foi catholique. La nourrice de Marie Stuart dénonce le traitement indigne infligée à sa reine : dans la prison figurée sur scène par la verrière, Marie Stuart n’a pas même le droit à un miroir. Elle subit la surveillance implacable de Paulet, qui procède à une fouille du secrétaire, à la recherche de papiers qui pourraient servir de preuve à la trahison supposée de cette femme qu’il accuse d’être arrogante et dont il craint l’influence néfaste.
Après la découverte d’une couronne, dans le double-fond d’un tiroir, arrive Marie Stuart. Celle-ci ne se plaint pas de son sort mais demande une faveur à son geôlier : celle de transmettre à sa sœur une lettre sollicitant une rencontre. Marie se sait d’avance condamnée par les Lords chargés de prononcer un verdict à son sujet, et remet en question l’autorité de ces hommes qui s’octroient le pouvoir de la juger, elle une femme et une reine. Là encore, le souvenir du Firmament qui donnait à voir un tribunal improvisé de femmes pour juger une autre femme s’impose. Sa plaidoirie retentit, et ce n’est que la première d’une série de répliques. Chloé Dabert, comme à son habitude, suit le texte à la lettre et impose à ses acteurs et actrices une diction précise et rythmée. Elle ne procède pas à une opération dramaturgique savante visant à mettre l’œuvre au contact du public et de notre époque, mais s’en remet avec une confiance absolue au texte qu’elle a choisi de monter, se fondant sur son impression de lecture, son instinct qui lui dit que s’il lui parle à elle, depuis l’endroit où elle se trouve, il peut parler à une salle de 400 personnes.
Sa mise en scène rigoureuse du texte de Schiller démontre puissamment cette conviction. À plusieurs reprises, il résonne au travers de ses deux personnages de femmes qui revendiquent le pouvoir qui leur revient de droit, qui refusent de se voir réduites à leur genre, qui se débattent pour n’être pas perçue que comme des femmes par les hommes qui les entourent, incapables d’inventer d’autres rapports que d’autorité ou de séduction avec elles. Ce combat – qui rappelle celui de Christine de Suède, personnage qui a inspiré à l’autrice suédoise Sara Stridsberg la pièce Dissection d’une chute de neige – est le plus nettement celui de la reine au pouvoir, Élisabeth. Après les premières scènes, la prison de Marie s’élève au-dessus du plateau et un trône remplace le secrétaire. Les cheveux détachés de la première des reines s’élèvent en une couronne magistrale autour du visage de la seconde ; sa robe bleu nuit est éclipsée par une superposition d’étoffes colorées. Cette deuxième reine rayonnante doit décider ou non de signer l’acte d’exécution de sa sœur, ce qu’elle hésite à faire, moins par pitié que par crainte de la réputation que pourrait lui valoir cet acte. Elle doit également donner une réponse au prince d’Anjou qui veut l’épouser, ce qui impliquerait de renoncer à mourir vierge comme elle y aspire, afin d’être moins femme dans l’exercice de son pouvoir.
Ce que découvre cette mise en scène, par rapport à d’autres du même texte, c’est la compacité de ces deux personnages, qu’il est facile d’opposer de manière schématique. Il n’y a pas ici d’un côté la sensuelle qui tue son mari et épouse son meurtrier avant d’embrasser la religion catholique et de s’en faire l’apôtre, et de l’autre celle qui se refuse à tous les hommes et se fâne dans la rigueur du protestantisme. Dès la première scène, Bénédicte Cerutti fait mentir le geôlier qui décrit son personnage comme une femme manipulatrice et indomptable. Elle se contient face aux traitements qu’elle subit, reste digne et raisonnable. La vigueur de son caractère n’est entrevue que lorsque le baron Burleigh vient lui annoncer le verdict des Lords et qu’elle démontre de manière implacable l’illégitimité du procès dont elle a fait l’objet. Élisabeth quant à elle, incarnée par Océane Mozas, méconnaissable, se révèle parfois plus légère que sévère au milieu des conseillers qui incarnent tous une position différente face au dilemme qu’elle doit résoudre. Bien loin de n’incarner que le devoir, elle est lumineuse, et même capable de désir lorsqu’elle embrasse son favori Leicester.
Chloé Dabert ne retranche rien ou presque du texte de Schiller, et, au-delà du portrait de ces deux femmes, le spectacle livre aussi le récit des complots qui s’organisent à la cour pour sauver Marie Stuart. Au centre des opérations, se trouve Mortimer, interprété par Makita Samba, qui joue double-jeu, tout comme le comte de Leicester dont il cherche l’appui, à la demande de la reine emprisonnée. Mais alors que les sentiments du premier sont tout à Marie Stuart, il apparaît que ceux du comte Leicester sont pris en étau entre les deux reines, et il se dérobe lorsqu’il s’agit de passer à l’action. Ce personnage, dont l’indécision se révèle un élément-clé de l’intrigue, est porté par Koen de Sutter, dont l’accent flamant prend des couleurs anglophones qui donnent un relief particulier à ses répliques et dont le jeu rend particulièrement attentif à la complexité de sa partition.
Les scènes de complot se jouent dans une obscurité soigneusement composée par Sébastien Michaud, qui joue à plusieurs reprises des superpositions des surfaces translucides de Pierre Nouvel, à partir d’un cyclorama qui exceptionnellement se colore et la plupart du temps tamise l’espace de lumières faibles. Dans ces jeux de nuance discrets, les couleurs des robes d’Élisabeth, différentes à chaque apparition, contrastent avec les scènes en noir et blanc des hommes qui agissent dans l’ombre. Après l’entracte, une fumée blanche tapisse le sol et suggère l’étendue de la prison de Marie, même quand elle obtient l’autorisation de sortir de sa geôle. Le paysage dans lequel elle se trouve est suggéré par une peinture de Marine Dillard projetée sur le cyclo, mais délicatement floue, qu’on assimile à une toile d’Hubert Robert. Cet espace exceptionnellement extérieur servira de théâtre à la fameuse confrontation des deux reines, attendue depuis le début de la pièce.
Les procédés adoptés sont économes mais la découverte progressive de leurs possibles entretient la tension du public vers la scène, constamment épurée. Il en va ainsi des lumières, ou du ballet des verrières, qui dessinent une prison, ouvrent des portes ou ménagent des angles, indiquant le passage d’un lieu à un autre. L’écoute prend également appui sur les matières des costumes, dont on perçoit la pesanteur dans les plis, ou dans la fantaisie des perruques qui permettent d’identifier les moindres personnages d’un coup d’œil. Les quatre actrices et les huit acteurs donnent ainsi corps aux nombreux personnages de la pièce et lui donnent l’ampleur d’une série ou d’un film. Le texte, enfin, tout en retentissant très nettement, nous parvient avec la densité dans laquelle Chloé Dabert a refusé de trancher, à la faveur de telle ou telle piste d’interprétation. À nous de nous frayer un chemin et de prendre parti pour l’une ou l’autre reine – ou pour les deux. C’est là l’ambition et la générosité de cette mise en scène, que de nous mettre de plain-pied avec cette œuvre en en conservant l’ouverture la plus grande.
F.
Pour en savoir plus sur Marie Stuart, rendez-vous sur le site de la Comédie de Reims.