Il y a des « Ateliers d’élèves » programmés au Conservatoire qui sont en réalité des gestes artistiques déjà affirmés et puissants. C’est le cas de celui dirigé par Lucile Rose, elle-même élève de l’institution, qui après avoir collaboré à la dramaturgie de Sans tambour de Samuel Achache, et après avoir joué sous la direction de Julien Gosselin pour Musée Duras repris la saison prochaine, s’essaie à la mise en scène. Son choix s’est porté sur trois textes d’un auteur britannique mal connu, car peu mis en scène : Howard Barker. Il s’agit de Gertrude (le Cri), Elle a 80 ans, toujours si tellement – qui donne son magnifique nom à la compagnie tout juste créée – et Graves épouses, animaux frivoles. Ce matériau foisonnant donne lieu à un spectacle aussi intense que dérangeant, qui mobilise l’émotion et l’intellect tout en laissant interdit.
L’écriture à l’origine du spectacle est d’emblée mise en valeur par la projection des premières répliques que l’on entend dans le noir, projection qui révèle les nuances apportées aux mots par l’usage de majuscules et de sauts de ligne. La scène esquissée paraît dostoïevskienne : deux amants tuent le mari et songent à le réveiller pour qu’il comprenne le sens de sa mort, et à chaque réplique, leur désir se trouve décuplé par la situation. Une fois le meurtre accompli, un cri est donné à voir par la porte du rideau de fer, un cri muet qui rappelle celui de Catherine dans Mère courage, un cri qui déforme le visage de l’actrice, Mélodie Adda, comme celui de la toile de Munch.
Après cette stase, l’espace s’ouvre partiellement sur un rideau blanc et on assiste à un enterrement grâce à un linge surmonté d’une couronne et entouré de corps habillés de noir. Ces corps se tiennent debout mais sont agités par les émotions contraires que suscite cette mort, et tout particulièrement celui de la femme qui désirait tuer, qui menace à chaque instant de s’affaisser de douleur ou de plaisir, qui glisse entre les doigts de toutes convenances malgré les efforts de son amant pour la maintenir droite comme un tuteur, et malgré les regards désapprobateurs de celles et ceux qui l’entourent. À ce langage bruyant des corps se superpose une tirade sur l’extase, puis une autre sur les femmes, dont la misogynie pétrifie – d’autant plus qu’elle est portée par… une femme.
On se demande si cette écriture inconnue vaut la peine d’être connue si tel est le discours tenu par l’auteur, mais les choses se reconfigurent doublement : cette jeune femme qui hait ses pairs et qui s’effondre dans les bras de la femme endeuillée pour y trouver refuge tout en l’accusant de la mort de son père rappelle Hamlet. Le souvenir d’Ostermeier (les lunettes et manteaux noirs) et de Macaigne (une couronne suffit à le citer) préparaient déjà le terrain ; les prénoms des personnages confirment bientôt l’intuition de ce rapprochement : la Gertrude dont il est question dans le titre de la pièce de Barker est la mère d’Hamlet. Le texte se présente ainsi comme une réécriture de la tragédie, et – deuxième reconfiguration –, le rôle d’Hamlet a été distribué à une jeune femme, Jeanne Louis-Calixte, que les autres personnages genrent au masculin.
Le cerveau déjà mobilisé par les multiples références théâtrales condensées dans les premières minutes redouble d’efforts pour interpréter ces choix de mise en scène et découvrir ce texte, qui semble s’écrire dans une langue aussi complexe et cryptée que celle de Heiner Müller, lui aussi adepte des réécritures shakespeariennes. Chez Barker, Hamlet est condamné dès la deuxième scène, traité de cul-béni, de pudibond et de moraliste par sa mère Gertrude, sa grand-mère – la mère de Claudius et Hamlet-père, Isola – et même par Ophélie-Ragusa, dont la robe est déjà parsemée de fleurs mais dont le destin sera beaucoup moins dramatique. La place ainsi accordée aux personnages féminins met en défaut la tirade initiale d’Hamlet, et une fois ces cadres d’appréhensions posés, tout paraît d’une densité folle, mais, tout en même temps, d’une limpidité saisissante dans la restitution de cette densité, dans l’accès élaboré jusqu’à elle grâce aux corps vibrants et aux sons omniprésents qui les soutiennent.
Ce dont il est question ici, c’est donc de Gertrude, une femme à l’origine d’un désir irrépressible – chez Claudius (Yanis Chikhaoui), mais aussi chez Albert, l’ami d’Hamlet (Dylan Wilson), chez Cascan, le domestique qui dompte ses pulsions grâce aux conventions (Séram Borgel-Guez), et chez Hamlet, dégoûté par ce que sa mère provoque mais aussi torturé par le fait de ne pouvoir y céder autant que les autres. Ce désir n’est pas suscité par la minijupe de Gertrude, par ses talons hauts, par ses déshabillés, ni même par ses interminables jambes constamment commentées. C’est elle tout entière qui produit cet effet – et qui le maîtrise. Bien vite, il apparaît en effet qu’elle n’est pas qu’un corps appréhendé par le regard des hommes : elle est maîtresse de ce corps, et la convoitise qu’il déclenche est son arme, son sceptre, son moyen de soumettre ceux qui se consument pour elle et frôlent la syncope à son contact.
Alors qu’on appréhende cette réécriture passionnante qui déplace la focale et le jeu extrêmement exigeant que la langue de Barker réclame – un jeu expressif, performatif, tout en décrochages afin de suivre les innombrables bifurcations des affects et de donner sens à chaque mot –, Lucile Rose rebat les cartes de la représentation le temps d’un noir. Un homme qui n’appartient pas au royaume du Danemark articule un texte sybillin, qui a l’intensité de la poésie, ponctué de flashs de scènes de film qui captivent par leur modalité d’apparition et par les visages d’actrices célèbres en détresse qu’ils donnent à voir. On perd pied et on retrouve la déstabilisation première, mais pour un temps seulement, car après cet interlude, on retrouve presque avec soulagement Gertrude et son ventre qui grossit, la poursuite effrénée de son cri initial par Claudius qui le croit l’acmé de l’orgasme et renonce à tout pouvoir pour lui, les sentiments très ambivalents d’Isola à l’égard de Gertrude qu’elle hait autant qu’elle admire, les atermoiements d’Hamlet qui se trouve lui-même infantile ou les penchants sacrificiels de Ragusa.
La metteuse en scène ne s’en tient cependant pas là et propose deux nouveaux inserts, chaque fois plus longs, et chaque fois plus lisibles. Le deuxième donne à voir la négociation d’un mari entre deux femmes incarnées par des hommes – nouveau hiatus entre incarnation et genre dans la langue qui crée un vertige envoûtant –, négociation qui prend la forme d’un deal par le souvenir de la Solitude de Koltès mise en scène par Chéreau que convoque les corps à contre-jour, en haut d’un praticable. Le troisième insert suggère l’amour d’un homme jeune pour une femme de quatre-vingts ans, récit restitué dans des chambres jusque-là dérobées au regard par des parois réfléchissantes. Dans ces intérieurs soigneusement composés, feutrés par le jeu de Yassine Douigui et Valérian Geay, la présence d’une femme muette entre les mains des deux hommes évoquent une toile de Hopper. La scène est cette fois suffisamment longue pour qu’on tisse des liens entre cette femme et Gertrude, et peut-être Ophélie-Ragusa. Ces échos ne sont cependant pas surlignés et ces inserts restent des inserts qui trouent la trame de Gertrude, et qui ce faisant perturbent le cours de la narration, mais produisent aussi des effets de respiration.
Respirations nécessaires pour supporter l’atmosphère malsaine et fascinante qui entoure la reine du Danemark, qui nous assujettit au même titre que les personnages et qui entraîne la chute de tous ceux qui l’entourent – jusqu’à l’attachant domestique. Gertrude perd cependant la main, peut-être violée par Albert, en tout cas affaiblie par sa maternité et sa fille Jane, qui devient une arme qu’Hamlet brandit contre elle. Un nouveau cri qui menace l’intégrité de son corps, le péril d’une armée tout entière prête à l’anéantir et Gertrude se trouve contrainte de se scarifier avec la même élégance que Gina Pane avant de se donner la mort, laissant Ophélie seule à peu près indemne. Le carnage achève de sonner, mais le tonnerre d’applaudissements qui retentit dans le cocon confidentiel du théâtre du Conservatoire rappelle que le moment est venu de saluer la prouesse des acteurs et actrices, l’élégance de la scénographie et l’audace qui consiste à monter cette écriture, afin de prendre pleinement acte de la naissance d’un geste artistique qui en impose.
F.
Pour en savoir plus sur Des yeux sur moi, rendez-vous sur le site du Conservatoire.