Le Festival FARaway, Festival des arts à Reims, qui réunit plusieurs structurelles de la ville, a pour thème cette année « Traversées en Europe du Nord ». Sont ainsi accueillis à la Cartonnerie, à Césaré, à la Comédie, au FRAC, à Nova Villa, au Manège et à l’Opéra des artistes venant de Norvège, du Danemark, de Suède, d’Islande, d’Estonie, d’Irlande, de Lettonie, du Royaume-Uni et de Lituanie. L’événement permet la création française d’un texte de l’autrice allemande Maja Zade, associée à la Schaubhüne de Berlin, qui a collaboré avec Ostermeier, Ivo van Hove, Katie Mitchell ou Simon McBurney. Son œuvre est mise en scène par l’artiste lituanienne Yanna Ross, qui dirige pour ce spectacle des acteurs et actrices suédois. La metteuse en scène ne se contente pas de proposer une lecture d’un texte bâti comme une machine complexe et fascinante. Elle y superpose un dispositif sophistiqué qui en creuse les lignes de fuite et en explore les possibles, et propose ainsi un spectacle qui produit une impression de vertige face aux abîmes que frôlent nos vies sociales.
Le spectacle commence avec une mise en garde : il y aura parfois des parties improvisées, et donc non surtitrées. Les écrans qui cernent la scène seront cependant un point d’appui essentiel pour l’appréhension de ce spectacle en suédois, dans lequel la parole fuse. Elle fuse parce que c’est un dîner mondain que restitue Maja Zade, durant lequel le bavardage sur des sujets divers constitue l’essentiel. Tips bio, désir d’enfants, relations ouvertes, dernier film vu, amis médecins ou voisins musulmans, prochaines vacances à l’étranger, rapports aux parents vieillissant… tout y passe, mais de manière très superficielle, sans que rien ne soit jamais approfondi. Plus que les thèmes abordés, ce qu’explore l’autrice dans son écriture, c’est la possibilité à chaque instant que s’effondre le fragile édifice que chacun s’attache à élever grâce à une conversation polie, globalement mesurée, soucieuse de relancer le mouvement quand il menace de s’épuiser.
La parole fuse aussi parce que ce n’est pas un, mais deux dîners mondains que Yana Ross donne à voir sur scène. La scénographie et la distribution qu’elle choisit dédoublent la situation proposée par Maja Zade. Des deux côtés d’une paroi de verre, se retrouvent ainsi deux couples dans un salon élégant, dupliqué à l’identique. Le parallèle presque parfait entre les deux pièces accolées est souligné avant les premières paroles par la disposition symétrique des corps, ainsi que par des gestes mécaniques, qui suggèrent que les individus qui occupent ces espaces ne sont pas des personnages, mais plutôt des pantins ou des robots, des Sims dont les gestes sont saccadés, transplantés dans un univers sans âme. À plusieurs reprises, des chorégraphies mécaniques qui assurent des transitions entre deux scènes contreviendront de cette façon à l’impression produite par leurs dialogues que ces êtres qui discutent de choses et d’autres sont substantiels.
La toute première scène de la pièce se joue ainsi côté cour, pendant que côté jardin, elle est dédoublée en silence par la reproduction des mêmes gestes et des mêmes déplacements – mais en mineur, de manière plus lente et plus discrète, pour ne pas singer ce qui se joue à côté, pour suggérer simplement que la même chose se déroule au même moment dans un autre endroit, que la banalité effroyable des propos échangés est parfaitement reproductible d’un appartement à un autre, sans presque de différence mises à part celles des corps et des costumes. Après l’annonce d’un titre par la voix d’une petite fille, suivie du bruit d’une boisson servie dans un verre qui en vient à suggérer un effondrement, la soirée se poursuit donc côté jardin avec une autre distribution.
Le parti pris de Yana Ross est radical par rapport au texte de Maja Zade, qui invitait déjà au jeu avec des règles un peu différentes : la didascalie initiale laisse libre la distribution. L’autrice indique avoir écrit son texte pour trois hommes et trois femmes, mais qu’il est possible de mobiliser plus ou moins de personnages, selon le désir des metteurs en scène. Cette marge de liberté peut être mise en œuvre car les répliques qu’elle écrit ne sont pas attribuées, associées à des noms ou des instances. Choisir combien de personnages seront nécessaires à la représentation de ce dîner mondain et déterminer à qui confier telle ou telle phrase, pour créer ces personnages et les infléchir d’une manière ou d’une autre selon leurs réponses, oblige dès lors à un travail dramaturgique approfondi. Yana Ross, elle, choisit de répartir les répliques entre deux couples, mais elle ne se contente pas de ce seul choix et décide de dédoubler ces deux couples, ce qui amplifie la portée du texte initial.
Le parallèle qu’elle établit creuse en effet l’appréhension de ces répliques d’une vacuité désespérante ; il les met en perspective et invite à prendre de la distance avec le contenu même des conversations. La mise en regard des deux dîners détourne des paroles à la faveur de l’observation des placements, des interactions, des gestes, de l’occupation de l’espace. En outre, le dédoublement n’est pas parfaitement exact et tend même à se dérégler. Les paires de couples finissent ainsi par jouer à des jeux différents en fin de soirée, ou, de manière plus subtile, il arrive que les gestes se décalent d’un personnage à son double, voire se contredisent. Dès lors, l’effet de superposition des deux scènes est encore plus difficile à déchiffrer, mais il est encore plus passionnant de scruter la façon dont la machine se grippe. Les différents titres du texte de Maja Zade d’une langue à l’autre sont éloquents : l’autrice allemande a intitulé sa pièce « l’abîme » ; le spectacle a été créé il y a quelques mois à Stora scen avec un titre suédois signifiant « porter un toast à la vie » ; pour sa venue en France, un titre anglais a été choisi, « no words ». Selon l’un ou l’autre titre, la charge dramatique de l’œuvre est plus ou moins mise en valeur : est-il question d’échanges mondains légers et vains ? faut-il prêter attention au sous-texte derrière le bavardage ? n’y a-t-il pas menace d’un abîme – titre d’une des scènes –, d’une chute, d’un effondrement irrémédiable, derrière le spectacle bienséant de ce dîner ?
Le risque de déraper apparaît à plusieurs reprises, quand il est question des réfugiés et de leur appellation, ou de religion. On entrevoit des gouffres, mais les couples réunis s’efforcent de se tenir sur des crêtes pour tenir la conversation, et les questions sociétales ou politiques dont ils s’approchent ne sont jamais abordées de front. Le sentiment de danger est également nourri par des petites piques envoyées au sein des couples, qui suggèrent des conflits. Ou par une montée de lait qui oblige à se retirer dans la chambre des enfants, donnée à voir grâce à un écran. Ou par une enfant qui ne veut pas dormir et qui fait irruption. Ou parce que l’enfant la plus jeune meurt, peut-être tuée par sa grande sœur. Ce drame n’est cependant pas le cœur de l’intrigue, car la temporalité que manipule Maja Zade est si bouleversée que le dîner peut malgré tout se poursuivre après lui. La scène a-t-elle eu lieu ? de même que cette partouze au cours de laquelle les invités échangent les partenaires avant de reprendre leurs rôles ? La mort de cette enfant n’est-elle pas le cauchemar de la femme en post-partum, qui s’avoue abattue par une fatigue qui la fait délirer, cette femme qui se regarde dans la vitre de son salon et voit son double, de l’autre côté ?
L’écriture de Maja Zade qui déstructure la narration de cette soirée fait peser ce décès comme une menace mais ne tranche pas à son sujet. Ce qui intéresse l’autrice, c’est moins le fait divers que d’observer ce qu’un tel drame pourrait provoquer chez ces gens si bien sous tout rapport, si lisses dans leurs conversations et si superficiels dans leur rapport au monde. Maja Zade laisse entrevoir l’abîme sans s’y engouffrer, elle aborde le drame comme une hypothèse éprouvée avec le recul d’un entomologiste qui a placé ses personnages dans un vivarium – vivarium dédoublé par la metteuse en scène qui prolonge et approfondit l’expérience à partir des résultats de l’écriture. L’ingéniosité du dispositif de Yana Ross est qu’il n’est pas rigide, qu’elle peut l’éprouver jusqu’à la contradiction. Les couples côté cour peuvent ainsi venir côté jardin pour une veillée funéraire, avant de reprendre leur dîner l’air de rien, inatteignables. Du puzzle extrêmement recherché qu’elle a élaboré à partir des pièces du texte, se dégage un sentiment de malaise. Cringe, dirait-on en empruntant à l’anglais. Le vernis des conventions sociales n’a jamais paru si brillant, si net, et si impitoyable la satire qui en est faite. Les conversations, le dédoublement de la situation, le jeu extrêmement précis des huit acteurs et actrices créent in fine une tension d’une efficacité redoutable, qui attache à la scène, à ses détails, nous fait regarder avec une attention suraiguë l’ampleur de la mascarade à laquelle on consent toutes et tous à participer.
F.
Pour en savoir plus sur no words, rendez-vous sur le site de la Comédie de Reims.