« Sur la côté sud » de Frédéric Bélier-Garcia à la Comédie de Reims – le diable se niche dans les détails

La saison de la Comédie de Reims est inaugurée avec un spectacle de Frédéric Bélier-Garcia, qui crée un texte de Fredrik Brattberg, Sur la côte sud. Le metteur en scène a déjà contribué à faire découvrir l’auteur norvégien il y a quelques années, avec un diptyque composé de Retours et Le Père de l’enfant de la mère. Entouré de son équipe technique et de cinq personnes au plateau, il relève tous les défis que pose ce texte à la scène, résout toutes les difficultés qui en font l’intérêt, qu’elles soient scénographiques ou rythmiques. Son potentiel actoral n’est cependant que partiellement exploité.

La scénographie posée sur le plateau de l’Atelier de la Comédie est imposante. Elle donne à voir une pièce à vivre, ouverte sur une terrasse grâce à des baies vitrées, terrasse qui donne un accès direct à la mer, figurée par un camaïeu de vagues bleues en deux dimensions. L’esthétique est stylisée, léchée, les éléments du décor sont tous soigneusement pensés pour répondre aux exigences du texte. Cet espace vide est d’emblée habité par une présence trouble et encore indéchiffrable : une marionnette grandeur nature d’une enfant en maillot de bain, démultipliée : l’une se trouve au-devant du plateau qui forme un angle et s’enfuit côté cour ; une deuxième le long du mur du fond de la cuisine ; et une troisième sur la terrasse, au-delà des tables et des chaises.

La projection d’un « A » et d’un titre précèdent l’arrivée de Dominique Valadié et Stéphane Roger, qui sortent d’une chambre et se réjouissent aussitôt du bonheur d’être là, dans cette maison, depuis la veille et pour plusieurs jours, « tous ensemble ». Leur bonheur martelé, de manière excessive pour n’être pas douteuse, l’homme propose d’aller « les » réveiller : il passe une tête par une autre porte et fait sortir de leur chambre un autre couple, formé par Joséphine de Meaux et Sébastien Éveno. Après des accolades presque réciproques, ils se réjouissent à nouveau tous les quatre et redisent leur joie d’être ensemble. Quelques notes de musique viennent interrompre la scène, qui recommence alors quasi à l’identique – et tout réside dans ce quasi.

Fredrik Brattberg, compositeur avant d’écrire des pièces de théâtre, conçoit ces dernières comme des morceaux de musique. Les motifs de la répétition et de la variation lui permettent d’ausculter de manière très fine des relations humaines, au sein de la cellule familiale. La première scène sera ainsi reprise six fois, entrecoupées d’autres (« B », « C », « D »…), elles-mêmes reprises au moins une fois. À chaque reprise, on progresse un peu plus dans la mise en place de la situation et des réactions qu’elle engendre, avant de recommencer. Mais cela ne reprend jamais de la même manière : la première scène se trouve progressivement chargée des tensions que révèlent les suivantes. Ces réitérations donnent ainsi à voir la façon dont le bonheur caricatural posé au départ se fissure ; elles font même plus profondément douter de la temporalité de cette pièce, qui ne représente peut-être finalement pas une unique journée.

Les désaccords des quatre adultes se cristallisent autour d’une enfant, Frida, qui fait soudainement son apparition grâce à Éloïse Perot, dont la présence ponctuelle et répétitive est démultipliée par ses doubles inanimés. La petite actrice ne parle pas, elle hoche simplement quelquefois la tête quand son père lui demande si elle veut venir avec lui se baigner « sur la côte sud », alors que ses grands-parents et sa mère essaient de l’en dissuader, avant de tenter de raisonner le père lui-même, Magnus. De nombreux non-dits entourent cependant la situation, qui laissent à chacun le loisir d’investir ces réticences, d’imaginer un danger à venir et de reconstituer un passé à cette famille.

Le texte de Brattberg est exigeant pour la scène. À chaque instant, il faut recommencer l’arrivée de tous les personnages dans la pièce à vivre, se rhabiller après la baignade commune dans les vagues figées, débarrasser la table du petit-déjeuner toujours réinstallé, repartir s’habiller en coulisses. Des transitions musicales aident à rembobiner la bande. D’autres fois, des nappes sonores viennent suggérer une tension, une pesanteur après telle ou telle réplique. De manière plus continue, les lumières de Dominique Bruguière produisent un effet similaire en proposant diverses nuances pour le matin chaque fois recommencé, en lui donnant parfois même des couleurs de crépuscules – nuances qui démontrent l’influence de cette donnée sensible sur notre perception.

Le texte, les accessoires qu’il convoque, les lumières, les sons et encore les images vidéo font réaliser que le diable se niche dans les détails et révèlent de quoi est fait l’art de la mise en scène. Le public est invité à se montrer extrêmement attentif aux moindres gestes et aux moindres regards, aux manifestations de tendresse puis de rejet de Joséphine de Meaux à l’égard de Magnus, aux différentes entrées de Sébastien Éveno à mesure qu’il se constitue en menace pour les autres, aux orteils de la petite Éloïse Perot qui se tordent quand elle est sur les genoux de sa grand-mère, ou aux manifestations de faiblesse de plus en plus nombreuses de Dominique Valadié. Le potentiel actoral de cette écriture ne paraît cependant pas pleinement exploité. Dans le texte de présentation du spectacle, une série d’antithèses annoncent un revirement constant de la comédie au drame, et du rire à l’inquiétude. Ces ambivalences, efficaces du point de vue comique, paraissent un peu trop nettes. Seule Dominique Valadié explore des zones de jeu plus troubles, grises, qui laissent entrevoir la capacité de cette écriture à disséquer les relations humaines, à sonder leur envers de manière parfois profondément déstabilisante, à la faveur d’une minuscule modification.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Sur la côte sud », rendez-vous sur le site de la Comédie de Reims.

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