« velvet » de Nathalie Béasse à la Commune d’Aubervilliers – derrière le rideau

La nouvelle année commence à la Commune d’Aubervilliers avec un « Pavillon » Nathalie Béasse, intitulé « Notre maison », invitation large qui est l’occasion pour l’artiste de réunir des collègues, d’organiser des rencontres et des workshops, de reprendre une précédente création, Le Bruit des arbres qui tombent et de programmer la dernière en date, velvet. Le public est nombreux au rendez-vous de ce spectacle qui offre une expérience une nouvelle fois difficile à qualifier, faite d’images et d’impressions inédites, qui cette fois brasse toute une mémoire du théâtre en plaçant en son cœur l’un de ses protagonistes les plus emblématiques mais aussi les plus discrets : le rideau.

C’est avant tout, de manière littérale, un rideau en velours vieux rose, aux teintes d’abord grises dans la semi-obscurité de l’avant-spectacle, puis orangées une fois le public en place. Un lourd rideau qui ferme la scène d’une extrémité à l’autre, aux nombreux plis ondulés, auquel on prête une attention toute particulière grâce au titre du spectacle. Sa présence est encore plus chargée d’intensité quand retentissent des bruits sourds, qui évoquent à la fois un phénomène météorologique diluvien et l’effondrement d’une construction humaine. Cette matière sonore crée un désir inquiet vers l’au-delà du rideau, tout en accentuant le caractère tactile de notre regard, comme pourrait le qualifier Georges Didi-Huberman. La relation établie évoque le début d’un précédent spectacle de Nathalie Béasse, Aux éclats, dans lequel des bruits de travaux provenant des coulisses créaient un entour au plateau et chargeaient le vide face auquel on se tenait.

Ce qui occulte notre regard est ici mobile, et l’artiste commence par exploiter tout le potentiel ludique du tissu tendu depuis les cintres, en orchestrant une série d’apparitions et de disparitions. D’abord sans corps, avec un timide lever qui découvre un parterre de fleurs avant de le réengloutir, puis avec corps, ou avec une partie de corps seulement : une tête de femme aux longs cheveux, qui part du sol et s’élève au-delà d’une hauteur humaine, comme dissociée de tout corps et libérée de toute gravité. Le caractère potentiellement horrifique de cette apparition est joyeusement relancé par d’autres tours de magie nouvelle qui chaque fois objectifient les corps, les apparentent à des corps-machines : cheveux qui fument, visage qui coule, bouche de laquelle sortent des fleurs insoupçonnables.

Chaque apparition est dissociée de toute forme de situation ou de narration, ce qui tient les corps à distance de toute idée d’incarnation ou de personnages. Ce travail de déréalisation, de désancrage, est nourri par l’absence de parole, qui ne surgit qu’après un temps pour une rapide conférence en italien sur l’histoire de l’art du quattrocento par un homme à la préciosité risible. Si les arrivées et les gestes résistent à la compréhension – entrer de dos (réminiscence de L’Homme de dos de Georges Banu, sur les rapports entre théâtre et peinture), ouvrir une valise remplie de bûches (« le bruit des arbres qui tombent », invitait à écouter Nathalie Béasse dans un précédent spectacle), passer avec une plante, un ventilateur, des rubans de gymnastes, récupérer secrètement une pierre… – les manières de franchir la frontière que constitue le tissu en velours et de se positionner par rapport à lui racontent quantité de choses, par lambeaux. Il semble parfois que la perspective soit inversée, et que c’est depuis les coulisses qu’on assiste au spectacle, réduit à des bribes par son envers.

Après encore l’esquisse d’une histoire d’amour à trois protagonistes dont un ours et une session spectaculaire de ventriloquie qui évoque peut-être le plus directement la toile de Whistler désignée par l’artiste comme impulsion première du spectacle, le grand rideau s’ouvre. Ni par le côté, ni par le haut, mais par effondrement au sol des mètres linéaires du lourd velours, alors réduit à une masse conséquente et informe. Se découvre alors au regard un plateau à multiples profondeurs, structuré par des pendrillons, des rideaux en lambeaux ou des toiles. On croit découvrir les coulisses d’un théâtre, ou une réserve de décors qui conserverait des strates d’histoire. La vision convoque cette fois le souvenir de La Grande Marée de Simon Gauchet, qui orchestrait un ballet de toiles peintes et de rideaux pour raconter des expéditions en terres englouties.

À partir de là, Nathalie Béasse impose la puissance d’un plateau nu, animé par des présences comme mises en mineur, simples silhouettes dans un paysage qui invite à la contemplation. Ce qu’il y a de fascinant dans son geste, c’est sa capacité à relativiser les présences humaines, à proposer un plateau qui ne soit pas anthropocentré – sans pour autant renoncer aux corps, en se fondant précisément sur la présence si singulière des acteurs et actrices qu’elle réunit. Étienne Fague, Clément Goupille, Aimée-Rose Rich interviennent parfois avec la complicité du régisseur plateau Pascal Da Rosa pour composer des tableaux. Ils font rouler et tourner une plateforme, dans un sens ou dans l’autre, ils disposent des chaises et peuplent ainsi l’espace d’absences, ils entassent des tas de rideaux qui forment une montagne, ou ils s’attachent à créer avec soin une nature morte aux gibiers encore emballés de cellophane. Leurs corps, quand ils ne deviennent par des poupées grandeur nature, restent dépersonnalisés, même s’ils dansent avec une énergie revendicative ou s’ils se dévêtent de couches successives et expriment de cette façon une émancipation. Aimée-Rose Rich est privée de visage par un grand rideau qui lui sert également de jupe, sous un pull, mais le reste du temps, ses traits et ceux de ses camarades sont observés avec l’attention qu’on accorde aux portraits en peinture, et prennent la forme de types, par leur singularité muette.

S’égrènent ainsi des visions extra-ordinaires, parfois surréalistes, des images de rêve aux accents burlesques qui laissent entrevoir des relations, de manière délicate et ouvertes. Nos projections sur ces propositions comptent autant, voire plus, que les propositions elles-mêmes. Elles sont soutenues et colorées par la musique, qui emprunte à différents registres, mais celle-ci n’a pas une fonction de liant, comme c’était par exemple le cas dans les créations de François Tanguy. Les enchaînements fluides invitent plutôt au vagabondage, à la promenade erratique, d’une durée qui laisse le temps d’embrasser le mouvement mais qui s’interrompt avant que la lassitude poigne. Cette fois, pas de sous-texte shakespearien ou tchekhovien auquel le spectacle nous donnerait accès par détours et impressions informulées. Nathatlie Béasse propose à partir d’une même texture confrontée à d’autres – pierre, bois, métal, plastique, tissus, corps – des images et des interactions en constante reconfigurations qui rapprochent le théâtre du musée, le spectacle de l’installation, et qui font du plateau le lieu d’une expérience aussi étrange que familière qui étend le champ du sensible.

F.

 

Pour en savoir plus sur velvet, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Commune.

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