« La Grande Marée » de Simon Gauchet au Théâtre de la Bastille – expéditions en terres englouties

Le Théâtre de la Bastille accueille la dernière création du jeune metteur en scène breton Simon Gauchet, par ailleurs également acteur et scénographe. La Grand Marée puise l’inspiration dans le mythe de l’Atlantide et propose une expédition dans nos cités englouties, réelles et métaphoriques. Le spectacle prend l’allure d’une expédition symbolique et scénique qui évoque à plusieurs égards celle proposée par les Dramaticules d’après le roman de René Daumal, Le Mont analogue, spectacle créé il y a quelques mois. Mais plus que la dramaturgie onirique que Simon Gauchet s’efforce de bâtir, les qualités de la Grande Marée reposent sur la scénographie et le jeu d’acteur.

Sur une toile bleue qui recouvre le plateau, des corps sont étendus. On pourrait croire à des cadavres à première vue, mais à bien y regarder, certains expriment la tranquillité du dormeur, allongés sur le dos, les mains et les jambes croisées. Sur le côté de la scène, toute une machinerie de poulies et de cordes laissée à vue transforme le plateau en navire, surmonté de sacs de sables suspendus dans les cintres et de grands néons lumineux. L’entrée en matière se fait avec la diffusion dans un haut-parleur de notes vocales qui livrent des récits de rêve. Quand l’enregistrement est interrompu, Cléa Laizé se redresse, se lève, va attraper une éponge dans un seau et écrit à l’eau, sur le mur noir : « Essaye de te souvenir ». Les quatre autres la rejoignent et complètent : « Ou à défaut invente ».

L’inscription éphémère amorce la parole, par laquelle sont exposés certains pans du processus de création du spectacle : chaque matin, depuis le début du travail, les membres de l’équipe s’interrogent sur leurs rêves de la nuit. L’enjeu de cet exercice est de résister à la grande marée du réveil et de la vie éveillée qui engloutissent les rêves, de faire cet effort de remémoration car les rêves, nous dit-on, sont au fondement de notre mémoire. L’équipe nous encourage d’ailleurs à laisser un message vocal sur un numéro indiqué dans le programme, pour leur faire part des rêves qu’auraient pu inspirer le spectacle – qui tarde à commencer. Les artistes illustrent ensuite l’exercice en racontant tour à tour des rêves incongrus. Mais plus encore que leurs récits, ce qui accroche, c’est l’écoute qu’ils manifestent les uns à l’égard des autres, une écoute bienveillante et joyeuse qui leur donne une présence très forte au plateau. On reconnaît notamment celle de Rémi Fortin, qui en mobilisait une comparable dans un spectacle qu’il présentait il y a quelques mois au Centquatre, Le Beau Monde, dans lequel il jouait avec Blanche Ripoche (également de l’aventure de La Grande Marée quoique physiquement absente au plateau) et Arthur Amard. Cette hyperprésence, qui repose sur une hypersensibilité, aiguise vivement l’attention.

Plutôt que d’entrer de plain-pied dans le spectacle, les artistes continuent après ce préambule à en exposer certaines étapes de création. Ils relatent ainsi comment la journaliste, biographe et critique de théâtre au Monde Brigitte Salino leur a transmis un article qu’elle a écrit sur des penseurs allemands, emmenés par Dietmar Kamper, qui en 1989 voulaient partir en expédition à la recherche de l’Atlantide. Cette enquête journalistique n’est pas qu’un détail livré en passant : elle est au fondement de toute la première partie du spectacle, qui s’attache à rejouer la décision d’intellectuels de partir en quête de la cité engloutie, après un rappel du mythe relaté par Platon. La toile bleue qui servait de sol se lève, l’Atlantide disparaît, et on se retrouve à Berlin à la veille de la chute du mur, lors d’un colloque au cours duquel des chercheurs se demandent s’il vaut mieux épuiser le rêve de l’Atlantide en constatant son absence ou le nourrir avec une expédition. On croirait ici une réécriture du roman inachevé de René Daumal, qui imagine l’expédition de plusieurs personnalités singulières du le Mont Analogue, mont le plus haut du monde qui offre un point de jonction entre le visible et l’invisible, dont l’endroit précis est découvert grâce à de savants calculs qui remettent en cause la géométrie euclidienne et donne lieu à un voyage en bateau jusqu’au milieu de l’Océanie. Du rêve d’ascension montagnard au rêve d’exploration subaquatique, il n’y a finalement qu’un pas.

Au cours de cette première partie un peu laborieuse, le spectacle continue de se raconter lui-même. Le point de départ, l’article de Brigitte Salino, ne cesse d’être redit, tandis que sont comblées par l’imagination les pièces manquantes de ce puzzle qui s’achève avec la destruction du mur de Berlin et la victoire de l’Occident qui entraînera l’engloutissement de Berlin Est. Dans ce décorticage un peu long, ce qui intéresse à nouveau, c’est le jeu : la clarté de Gaël Baron, le mutisme éloquent de Yann Boudaud, la facétie de Cléa Laizé et Rémi Fortin, qui expriment une joie très pure, et communicative. La brusque interruption de ce projet d’expédition entraîne les historiens ailleurs : désormais, à tour de rôle, les quatre vont raconter leurs propres expéditions vers divers Atlantides, situés en Bretagne, en Normandie, en Grèce ou dans le Sud de la France.

L’un après l’autre, ils racontent les fonds marins dans lesquels ils ont plongé, les terres autrefois recouvertes de mer qu’ils ont arpentées, et les grottes qu’ils ont visitées – lieux qui permettent une forme de submersion terrestre, historique et mythologique, comme le mettait en valeur le roman de Pauline Delabroy-Allard, Qui sait. Ludovic Perché, complice dormeur au départ, accompagne leurs récits depuis le côté de la scène, en manipulant les poulies et cordages qui lui permettent de faire flotter d’immenses toiles qu’il tourne et retourne pour faire apparaître les paysages décrits. L’une d’elle est simplement suspendue de tout son long tout au bord du plateau : Cléa Laizé nous raconte qu’elle a été dessinée pour l’opéra Mireille, dont elle rejoue quelques morceaux pour expliquer le désert de pierres représenté. L’actrice nous indique cependant que le nom de l’artiste qui a peint cette toile n’a pu être retrouvé. L’Atlantide devient alors la métaphore de l’histoire du théâtre partiellement engloutie par l’oubli, que chercheurs et chercheuses s’efforcent d’exhumer, ou d’exonder par morceaux, afin de rappeler, par exemple, que les premiers machinistes du XVIIe siècle avaient été formés à la construction navale – ce dont la scénographie paraît se souvenir.

D’un récit à l’autre, se tisse, discrètement, comme à la surface, une réflexion sur notre désir paradoxal de submersion. Une question est posée qui retentit avec force : n’est-ce pas par désir de redevenir des êtres aquatiques, ou de revenir à une vie fœtale, ou encore de rejoindre nos ancêtres marins, que nous restons inactifs face à l’urgence climatique qui nous menace d’engloutissement ? À la dramaturgie onirique que s’efforcent de bâtir ces récits après un didactisme excessif, alors que nous sommes ballotés de manière parfois erratique, se superpose avec cette question une rêverie qui densifie ces reconstitutions d’expéditions et leur donne une autre portée. Le magnifique ballet de toiles orchestré sur scène, qui par mouvement et lumières fait apparaître quantités d’espaces graniteux ou aquatiques explorés à la lampe frontale de casques, devient espace de projection, support pour sonder quantités d’Atlantides, intimes et collectifs.

L’entretien livré par le metteur en scène confirme la richesse de la réflexion à laquelle la création du spectacle a donné lieu. Ses réponses laissent cependant entrevoir un résultat plus beau encore qu’il n’est, car manque ce petit bond, du processus de création à la création, des sources d’inspiration multiples au geste artistique, bond que retarde le caractère presque clinique de la première partie et que limite la succession de tirades de la seconde. Ce potentiel de réflexion, cette équipe, cette direction d’acteur précise, cette puissance visuelle d’autant plus puissante qu’elle est née de l’artisanat laissent cependant entrevoir un grand potentiel théâtral, et une singularité que l’on voudrait comparable à celle du Radeau dans son plein épanouissement.

F.

 

Pour en savoir plus sur « La Grande Marée », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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