Deux ans après Leurs enfants après eux, le public avignonnais a à nouveau rendez-vous au Théâtre 11 à 22h15 avec Hugo Roux, qui, après le roman de Nicolas Mathieu, propose cette fois l’adaptation d’un roman de Steinbeck. Après La Place d’Annie Ernaux, le metteur en scène s’attaque cette fois à une œuvre un peu plus datée qui appartient au panthéon de la littérature mondiale : Les Raisins de la colère. Par ses choix, il met au jour des thèmes communs entre les romans qu’il adapte, et manifeste face à eux une même ambition narrative, portée par une troupe nombreuse et un art de la mise en scène qui sert de support à l’imagination et permet de suivre le périple de la famille Joad, de l’Oklahoma à la Californie.
Un homme revêtu d’un sweat à capuche rouge chante, allongé sur un tas de gravier noir qui évoque les terrils du nord de la France. Il prie Jésus d’une voix douce et nous entraîne ainsi directement aux États-Unis avec ce morceau de worship. Il est interrompu par une voix qui vient du public, celle de Tom Joad, qui sort de prison et va retrouver sa famille, et reconnaît en le chanteur l’ancien pasteur de son village, qui a arrêté de prêcher alors qu’il faisait ça si bien. Les deux hommes s’épanchent davantage sur ses égarements de pasteur pêcheur que sur les raisons qui ont mené Tom Joad en prison. Ce dernier fera simplement savoir qu’il a tué un homme au cours d’une bagarre, ce qui lui a valu une peine de quatre ans qu’il a fini de purger.
Les deux hommes cheminent ensemble jusqu’à la maison des parents de Tom Joad, qui l’accueillent avec joie après s’être inquiétés de savoir s’il s’est enfui ou s’il a été libéré. La scène saisit doublement, car les personnages du roman surgissent l’un après l’autre (le père, la mère, le grand-père, la grand-mère, la sœur et le frère), et ces apparitions successives, chaque fois prises en charge par de nouveaux acteurs, modulent différemment l’émotion suscitée par les retrouvailles, selon les personnalités des personnages ainsi campés. La joie de cette famille réunie est cependant éphémère, car elle est sur le point de quitter l’Oklahoma pour la Californie, dans l’espoir de trouver du travail là-bas, selon la promesse faite par des prospectus qui vantent les salaires versés à ceux qui cueillent des fruits dans les champs de l’Ouest.
S’engage alors un périple de 2000 miles, scandé par la mort du grand-père puis celle de la grand-mère, et par les rêves de salaire qui pourraient permettre une vie nouvelle – rêves notamment portés par Rose de Sharon, la sœur de Tom, enceinte de Connie, qui lui a promis d’étudier en plus de son travail, pour qu’ils puissent s’installer en ville. Mais les membres de cette famille sont soumis à la violence de la police qui les traite comme des parias, et à la violence des patrons qui profitent de cette main d’œuvre qui afflue pour proposer des salaires de misère. Les Joad passent de camp en chantier et tentent de survivre, et à quelques rares éclaircies près, le tableau de l’Amérique de la Grande Dépression que dépeint Steinbeck est effroyablement sombre.
Pour raconter ce road novel au plateau avec les moyens de la scène, Hugo Roux supprime ou fusionne quelques personnages secondaires mais fait le choix d’une distribution ample pour en incarner parfois huit à la fois, et d’une scénographie minimale et évolutive. Restent fixent le grand tas de gravier noir, à l’avant-scène côté cour, et au fond, côté jardin, l’espèce de structure qui évoque une station essence au milieu du désert américain, style Bagdad Café, structure capable de prendre l’allure d’un abri ou d’une maison selon les changements de lumières et les accessoires qui sont mobilisés pour telle ou telle scène. Alors que la famille voyage avec trois fois rien, tout leur bien se retrouve sur scène et produit une certaine impression d’abondance esthétique : tabourets pliants en tissu, grands sacs, bassine d’eau, torchon… Les chaussures et vêtements des personnages contribuent également à cette esthétique réaliste qui sert de tremplin à l’imagination et permet de faire voir les camps de migrants, les champs d’orange à cueillir ou les granges désolées qui servent de refuge.
L’efficacité de ces moyens est telle qu’on ne se pose plus la question du théâtre. On se laisse séduire par les effets produits, par le jeu incarné qui fait oublier le jeu, et plus encore par la narration. Le geste d’adaptation est moins sophistiqué que pour Leurs enfants après eux, car il transforme l’ensemble du roman en une suite de dialogues dont l’enchaînement fluide permet de reconstituer les épisodes principaux de l’œuvre. On entrevoit cependant une certaine densité romanesque derrière la synthèse, et la langue de Steinbeck se rappelle à nous dans les apocopes, le vocabulaire et le niveau de langue des personnages, ou dans la sécheresse de certaines répliques qui en dit long.
Le spectacle offre le plaisir d’une histoire bien racontée avec les moyens de la scène, qui résonne de manière subtile avec les crises migratoires de notre époque. À la réflexion engagée avec le roman de Nicolas Mathieu sur la classe ouvrière, s’ajoute, avec l’œuvre de Steinbeck, la question des étrangers de l’intérieur, traités comme la lie de la société, qui sentent la nécessité de faire corps pour améliorer leur condition, en faisant grève, et qui font a minima corps pour survivre, qui font preuve d’une solidarité sans limites que cristallise de manière hyperbolique la dernière image d’inspiration biblique du roman de Steinbeck, qu’Hugo Roux reprend comme un point d’orgue pour achever son spectacle.
F.
Pour en savoir plus sur « Les Raisins de la colère », rendez-vous sur le site du Théâtre 11.