Au Théâtre des Carmes, Eleonora Romeo présente une mise en scène du texte de Lina Prosa, Lampedusa Beach, premier volet de la Trilogie du naufrage. En marge du Off d’Avignon, de ses injonctions commerciales et du souci de plaire qui règne en maître, le choix de monter ce texte qui soulève la question toujours cruellement actuelle de l’immigration de milliers de personnes par la mer chaque mois s’affirme comme un parti-pris artistique et politique fort.
Dans ce texte écrit en vers libres, Shauba raconte sa traversée de la Méditerranée, de l’Affffrique – avec quatre F comme le dit Mahama – à Lampedusa Beach en Italie. Elle raconte la préparation du voyage et les recommandations de Mahama qui l’a organisé, qui lui dit de se tenir bien à la proue du bateau, et de porter des lunettes de soleil pour garder le regard fixé sur l’horizon. Mais Shauba raconte depuis le fond de la mer. Son embarcation a chaviré, et elle se noie, elle s’éloigne lentement de la surface, entraînée au milieu des poissons, des cadavres et des algues.
Ses derniers instants de vie sont déployés dans une langue poétique, où s’exprime non la détresse mais une espèce de simplicité, qui n’est pas non plus de la résignation. C’est là la beauté de ce texte de ne pas verser dans le pathos, de faire entendre la voix d’une jeune femme qui ne prend pas la pleine mesure de tous les enjeux qu’elle incarne par son destin, qui est encore pleinement imprégnée de candeur et de vigueur.
Tandis qu’elle se noie, Shauba se confie à Mahama, la passeuse figure de mère, qui représente l’autorité autant que l’espoir d’une vie meilleure ailleurs. Shauba fait entendre la voix de Mahama à travers la sienne, son accent si particulier qui martèle de consonnes l’Affffrique et le ccappittallismme. La jeune fille devient ainsi passeure de la voix de la passeuse qui a arrangé son départ, qui a nourri le rêve de Lampedusa avec ses cartes postales pour soulager sa famille de la peine des « jours-non », les jours sans rien à manger, pour qu’ils ne pensent plus à la faim à force de pleurer son départ.
Quand elle ne fait pas entendre Mahama, Shauba s’adresse à elle et lui raconte le naufrage. Elle raconte comment le bateau à chaviré, non pas à cause des vents, ou des vagues, ou de l’embarcation elle-même, mais à cause des hommes, des passeurs, qui ont voulu la violer et ont rompu l’équilibre précaire du bateau, plein comme un œuf de 700 hommes devenus planches entassées les uns sur les autres. A vouloir se déplacer, emmener Shauba dans un coin, ils ont fait tanguer l’embarcation jusqu’à la faire couler. Shauba se noie donc, accrochée un instant à ses lunettes de soleil comme à une bouée, mais elle descend lentement jusqu’au fond de la mer, voit la lune s’éloigner, et avec elle, le rêve du rivage de Lampedusa.
Jusqu’au bout, même si elle en vient à plaider sa cause auprès du chef d’Etat italien et du chef d’Etat d’Afrique, sa voix reste modeste, intime, et jamais politique. Stefania Ventura nourrit le caractère confidentiel de ce texte par son jeu sensible, fragile. Sous son k-way, avec son accent italien qui éloigne et crée le sentiment de l’ailleurs, qui donne l’impression de faire venir les mots d’un autre monde, elle nous entraîne dans sa chute. La mise en scène nous plonge d’emblée sous l’eau avant son apparition, avec des bruits sourds, qui évoquent le battement des tempes qu’accélère l’apnée. L’actrice prend sa respiration, souffle, suffoque, les pieds dans l’eau d’un bac translucide, où tombent en continu des gouttes, et les cheveux mouillés. A côté de ces indices qui évoquent l’élément aquatique, cohabitent un banc de sable pour le rivage, des cageots empilés de manière précaire qui suggèrent un naufrage passé, des cartes postales pendues à des fils de pêche, et le mur en brique du théâtre des Carmes. Il reviendra aux lumières bleutées et orangées et à la musique et aux sons de ramener sans cesse à l’imaginaire maritime que compose Lina Prosa.
L’actrice s’appuie progressivement sur tous les espaces ménagés par la scénographie, et son corps prend ainsi de l’ampleur. Il vient soutenir le flot de paroles qui accompagne Shauba dans sa chute, donner du relief à sa poésie envahissante qui empêche de faire de son discours une harangue ou un plaidoyer. Par l’écoute et la vue, on passe d’une écaille de poisson à la violence des hommes, de la beauté de la côte rêvée à la souffrance de ceux qui voyagent avec Shauba, de la décomposition de son corps noyé à la beauté des fonds marins, de la petite coque de coco qu’elle a emportée cachée sur elle au projet de vie qu’elle a imaginé pour là-bas, en Europe. En même temps que Shauba coule, que son corps s’enfonce, qu’elle perd pied en équilibre sur un cageot, toutes les bribes de vie qu’évoque le texte surgissent.
La mort est lente, elle arrive par soubresauts. Quand on croit la fin proche, un élan reprend Shauba. Mais elle perd peu à peu ses rares attributs, et finit tout au fond de la mer, enfoncée dans le sable, s’adressant aux vivants, sans haine ni colère, plus vivante que jamais dans cette noyade. Jusqu’au bout, la mise en scène d’Eleonora Romeo fait percevoir toutes les nuances de ce texte difficile et accompagne avec douceur son écoulement, ne surimposant pas la rage ou la révolte aux autres sentiments et registres auxquels Lina Prosa laisse place, qui permettent de nous ramener au cœur de l’humanité trop souvent éludée de cette crise migratoire.
F.
Pour en savoir plus sur « Lampedusa beach », rendez-vous sur le site du Off d’Avignon.