« Tom na fazenda » de Rodrigo Portella et Armando Babaioff au Théâtre de Châtillon – anthologie de la violence sur scène

Tom na fazenda, « Tom à la ferme » en portugais, est un spectacle qui a permis de découvrir en France le travail d’un metteur en scène brésilien, Rodrigo Portella, qui a déjà créé quantité de spectacles dans son pays. Celui-ci date de 2017, et après une grande tournée nationale, il a été accueilli au Festival TransAmérique en 2018, puis au Off d’Avignon 2022, avant une série de dates françaises cette saison. La réception du spectacle passe sans doute par le prisme du film de Xavier Dolan, pour le public québécois et le public français. Mais Rodrigo Portella ne l’a découvert qu’après lui, engagé dans ce projet par Armando Babaioff, acteur qui a découvert le texte de théâtre de l’auteur québécois Michel Marc Bouchard et l’a sollicité pour le monter car il lui semblait parler exactement de lui et du monde d’où il vient, porté par la conviction que l’homophobie dont traite l’œuvre n’est pas cantonnée au Québec de 2009 (date d’écriture de la pièce), de 2013 (date du film de Dolan), mais qu’elle retentit encore puissamment au Brésil en 2017, ou en France, aujourd’hui. Les deux artistes réunis pour ce spectacle s’emparent donc de ce texte d’une grande subtilité et explorent avec elle de multiples formes de violence sur scène.

Le plateau est vide, à l’exception d’un tas de seaux noirs tachés de glaise et des bottines de la même couleur. Un homme et une femme entrent mais leur arrivée ne constitue pas une entrée à proprement dit : tandis que le public s’installe au rythme d’une musique brésilienne joyeuse, ils déplient une grande bâche noire qui portent des marques de terre orange séchée, déplacent les seaux vers le fond du plateau et vident le contenu de deux d’entre eux qui dessine de grandes gerbes au sol. On devine déjà la salissure des costumes et des corps à venir, le potentiel physique et corporel de cette matière glissante, visqueuse et colorée dans cet espace vide, avant même que les deux présences se retirent sur des chaises placées sur les côtés de la scène, dos à nous.

Lorsque Tom arrive dans la maison d’Agathe et Francis – maison que l’on projette à partir des images du film de Dolan, qui à quantité de reprises se superposent, voire se substituent à la mise en scène qui laisse le champ libre à l’imagination – on scrute son costume immaculé. Mais l’acteur, Armando Babaioff, contourne soigneusement les deux gerbes avec ses baskets blanches de citadin, et très vite il se déshabille, accueilli par la mère de son amant qui est mort. Telle est la situation que scrute la pièce, et le fait que Dolan l’ait adaptée au cinéma quelques années avant Juste la fin du monde souligne son caractère lagarcien : un jeune citadin qui se rend dans une ferme à l’occasion des obsèques de son amant et qui découvre qu’il n’a jamais été question de lui, et donc de l’homosexualité du défunt. Tom, débordé par la peine, se trouve confronté à une mère ignorante – ou dans le déni –, et un frère qui le menace de mort s’il révèle le pot aux roses.

La situation ne semble pas pouvoir suffire à tisser toute une pièce qui se joue uniquement entre quatre personnages – et pourtant. Il y a d’abord le silence assourdissant auquel se trouve contraint Tom par Francis, obligé de mentir pour garder le secret du mort. Tom, cependant, ne se tait pas ici. Il hurle ce qu’il voudrait pouvoir dire, créant un régime d’énonciation trouble dans lequel se mêlent les phrases qu’il refoule et les phrases qu’il dit effectivement à Agathe, par lesquelles il essaie de contenir la colère et la tristesse qui le dévastent. S’exprime déjà une violence folle dans ces cris, avant même la première confrontation avec Francis, qui l’étouffe en lui exposant les termes du pacte qu’il l’oblige à passer. Les longues premières scènes sont ainsi ponctuées par ces hurlements aussi retentissants qu’inaudibles, dans la maison qui prend progressivement forme, de la cuisine à la chambre, et à l’enterrement.

Puis la violence physique prend la première place après les funérailles, au cours desquelles Tom a été incapable de dire ce qu’il voulait dire – qu’une partie de lui-même est morte –, quand Francis l’emmène traire les vaches. Les gestes sont brutaux, les deux hommes marchent à toute allure dans les champs de maïs, ils se courent après, se battent. La synchronisation parfaite de la lumière et du son crée l’impression d’un véritable coup de boule, impression encore plus saisissante que ce dont est capable le cinéma, au point que le public de théâtre, qui perçoit le plus souvent la violence sur scène comme une convention, sursaute à l’unisson. L’ambiguïté que Dolan cultive dans son film en laissant croire que le dénouement sera l’union des deux garçons, de la haine à l’amour, tarde en revanche à poindre ici. Même la scène de danse improvisée dans un hangar prend la forme d’un combat, d’un corps à corps, d’une lutte, une corrida dans laquelle la colère l’emporte sur le désir. Celui-ci surgira, mais plus tard, bien plus tard, quand ils donneront l’illusion de s’accoupler par le biais d’une strangulation, puis quand ils oseront, après s’être craché dessus quantité de fois, s’allonger l’un à côté de l’autre, sans desserrer les poings.

Une autre forme de violence est encore sondée, qui n’est cette fois pas physique. Hors de l’arène de glaise et d’eau qui fait glisser les corps, les tache, redouble les coups d’éclaboussures, Francis, en haut d’un tas de plateformes, se confie. Il raconte deux épisodes de sa vie passée, dissociés chez Dolan : les cours de danse avec son frère et ses tentatives pour séduire une fille, et la fois où il a déchiré le visage d’un garçon – littéralement –, du garçon qui venait lui dire quelque chose de « délicat » au sujet de son frère. Pendant ces récits, les corps sont cette fois au repos, ils ne se battent pas, ne dansent pas, ne se blessent pas, ne se traînent par avec une corde le long de plusieurs mètres, ne se pendent pas par les pieds au-dessus d’une fosse à vaches dont les carcasses sont consommées par les loups (fosse que l’on projette sur scène, sans les images de Dolan), et ils ne s’hydratent pas non plus pour se remettre de ses épreuves successives. Francis parle simplement, mais ce qu’il raconte est insoutenable pour Tom, qui finit par vomir à l’écoute des gestes passés qui semblent inconcevables.

Francis s’en prend encore à la fiancée du mort (titre pendant un temps envisagé par l’auteur), mais seules ses bottes seront vraiment entachées quand elle repartira, après avoir couché avec le frère et tenté en vain d’extraire Tom de cet univers dans lequel il s’abîme. Une scène poignante dans le film de Dolan : celle au cours de laquelle la mère s’approche enfin de la vérité avec une tirade, en demandant pourquoi la fiancée supposée ne fait rien de ce qu’on attendrait d’elle dans la situation. Ici, la même tirade apparaît comme une prise de conscience très lucide, qui fait ensuite dire à la mère, à Francis, que des trois hommes de sa vie, elle reste avec le pire – lui qui justifiait son comportement au nom du bonheur de cette femme à laquelle il sacrifie tout.

L’initiation de Tom à la violence, fasciné par Francis, prisonnier, définitivement altéré à son contact, au point que cette brutalité lui apparaît comme seul remède capable de contrer la douleur de la perte, le seul moyen de se sentir encore vivant, s’achève avec un transfert de la violence. C’est lui qui finit par déchirer le visage de Francis – alors qu’il s’enfuyait simplement dans le film de Dolan et regagnait la ville, le monde civilisé. Le récit de cette dernière agression est porté face au public, tous les quatre dans un halo de lumière orange, les corps et costumes portant la trace de l’effroyable traversée. Quand on interroge le metteur en scène, il dit que le spectacle déchaîné de toutes ces formes de violence que dicte la dramaturgie marque beaucoup en France, beaucoup plus qu’au Brésil, où, selon lui, elle est inscrite dans l’ADN d’une majeure partie de la population, contrainte à la survie. Si se manifestent des divergences de perception entre le Brésil, la France ou le Québec sur ce point, l’homophobie qui relève d’un monde rural ancestral et patriarcal ne périme pas avec les années, depuis les sept ans de création du spectacle, les onze ans du film ou les treize ans de la pièce.

F.

 

Pour en savoir plus sur Tom na fazenda, rendez-vous sur le site du Théâtre de Châtillon.

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