« Bérénice » de Romeo Castellucci au Théâtre de la Ville – fantasmes castelluppertiens de Bérénice

Ce spectacle était d’emblée annoncé comme un temps fort de la saison en cours, depuis près d’un an : il annonçait le retour de Castellucci sur la scène théâtrale française après plusieurs mises en scène d’opéra avec une adaptation de Bérénice de Racine et Isabelle Huppert dans le rôle principal, pour la première fois dirigée par le grand maître italien. Le nom du personnage, celui de l’actrice et celui de l’artiste se disputent la première place sur l’affiche du Théâtre de la Ville, récemment rouvert. La salle comble, plus mondaine que d’ordinaire encore, se divise au moment des saluts : après plusieurs vagues de départ en cours de spectacle, une partie du public hue Isabelle Huppert et ses comparses de scène tandis qu’une autre essaie de couvrir les cris désapprobateurs d’applaudissements frénétiques et de « bravo ». La proposition radicale – comme attendu – scinde. Si cette mise en scène n’est pas du Racine, ni même une lecture de Racine, elle est pourtant bien du Castellucci, et bien du Huppert, qui à eux deux fantasment de loin en loin le personnage de Bérénice pour créer à partir d’elle des images aussi neuves que déroutantes.

L’attention que Castellucci porte à la dimension visuelle de ses spectacle paraît manifeste dès le moment où la salle est plongée dans le noir et la lumière oriente tous les regards vers le rideau qui ferme le plateau : il est peut-être déjà l’œuvre d’Iris Van Herpen, qui signe les costumes et apparaît dans le programme de salle juste après Castellucci, Huppert et Scott Gibbons, à l’origine de la musique. Ce rideau se démarque par l’élégance de ses bouffes, son tombé parfait, sa couleur intense et son mouvement gracieux lorsqu’il s’ouvre. Sa disparition côté jardin laisse cependant place à un autre rideau, de tulle cette fois, qui patine la scène, produit sur elle l’effet d’un vernis qui permet d’uniformiser les différentes textures qui y sont rassemblées et qui la met à distance. Le plateau est vide ou presque, avant tout espace de projection sur lequel on lit la composition détaillée du corps humain en pourcentage, de l’oxygène à l’or avec quantité de zéro derrière la virgule, en passant par l’hydrogène, le potassium, le lithium, le fer, le fluor, l’arsenic… Plus encore que les chiffres qui correspondent bientôt à des ordres de grandeur qui ne renvoient plus à rien de connu, ce sont les matières qui engagent la méditation, en évoquant des compléments alimentaires, des poisons ou des matières précieuses qui font de nos corps des coffres aux trésors insoupçonnés.

Malgré cette entrée en matière qui paraît déconnectée du projet annoncé, qui d’emblée nous déplace, quand Isabelle Huppert paraît dans une robe majestueuse, elle s’impose comme la reine de Judée de Racine – c’est ce à quoi nous conditionne le titre du spectacle, mais aussi la citation mise en exergue du programme et la feuille glissée à l’intérieur qui propose un résumé de la pièce. Cette Bérénice n’est accompagnée que d’une statue de chien noir située à cour, espèce d’Anubis égyptien placé près d’un marteau mécanique qui le transformera en gong. L’actrice se lance donc seule dans le texte de Racine, ramené aux seules répliques du personnage éponyme, et nous les adresse. Elle n’est pas là pour faire entendre le vers racinien, ou du moins pour faire entendre autre chose que sa musicalité, sa plasticité toute sonore : on entend les alexandrins, les diérèses, les rimes, mais pas de quoi il est question. Cette façon musicale de dire les vers, dans cet espace insituable, a pour effet de congédier d’emblée le texte malgré la place apparemment prééminente que le titre et le programme du spectacle prétendent lui donner – ce à quoi on pouvait s’attendre avec Romeo Castellucci.

De grands tubes de métal descendent des cintres, ainsi qu’un anneau, qui n’aident pas à mieux entendre, ou plutôt comprendre au-delà des sons, mais qui servent de support physique à l’actrice, qui y suspend son bras, ou tout son corps désarticulé qui par ces éléments gagnent en verticalité. L’attention s’attache au mouvement tandis que le texte est volontairement débité comme pure langue, pure matérialité sonore déchargée de tout sens. Cette reine couronnée dans sa robe corsetée apparaît alors comme une Ariane d’Auble qui rêve seule dans sa chambre à l’amour à travers ce personnage de femme doublement aimé de Titus et Antiochus, mais contrainte par le devoir de renoncer et à l’un et à l’autre. Bérénice n’est en fait qu’un rêve de jeune femme qui se voudrait reine tragique et se récite à elle-même ces vers, suivant un plaisir narcissique redoublé par l’arrivée d’un grand miroir qui s’avance sur scène, dans lequel elle se contemple.

Ce narcissisme est décuplé par Huppert elle-même, « synecdoque du théâtre mondial » selon Castellucci, qui paraît ici employée sur un mode ironique, comme caricature de l’actrice qui se complaît dans sa réputation d’actrice diva, qui s’offre un trip mégalomane seule sur cette immense scène devant une salle comble. Huppert minaude, nuance à l’excès, prétend dire du Racine pour mieux souligner qu’il n’est pas question de Racine, mais bien d’elle, qui joue son propre rôle, une version critique d’elle-même dont elle s’empare à bras le corps. L’ironie se déporte encore de la jeune femme amoureuse de l’amour à Isabelle-Huppert-caricature-d’elle-même, et l’actrice apparaît ensuite comme une ménagère qui cherche à transcender son quotidien en transformant un radiateur en autel auquel se confier ou en égrainant des vers tout en vidant son linge d’une machine à laver. Dernier temps de la première partie : Bérénice est une adolescente qui s’amuse à retoucher sa voix et lui donner un tour synthétique au moment où elle prononce les vers les plus tragiques de la pièce. Là encore, ce masque met à distance le personnage racinien et introduit un recul comique qui éloigne du matériau d’origine.

La diva se retire et laisse la place non à la masse d’hommes qu’on devine derrière les doubles rideaux qui encadrent la scène mais à deux figures parfaitement symétriques : même taille, même maigreur, mais l’un est chauve au corps noir, tandis que l’autre a une coupe au bol médiévale et un corps blanc. Tous deux dansent suivant des mouvements parfaitement synchrones, et dans le silence de leur chorégraphie, on finit par se raconter qu’ils sont Titus et Antiochus nommés d’innombrables fois par Huppert avant leur arrivée, doubles parfaits et antithétiques entre lesquels elle ne choisit pas, jusqu’au bout (elle ne prendra ni le verre de café ni le verre de lait qui se tiennent face à elle à la fin du spectacle). Après cet intermède, Huppert revient en mendiante qui marmonne les vers de Racine et agite un gobelet, avant de réapparaître, une troisième fois, dans une tenue de feu, après un nouvel intermède sans texte où les deux rivaux danseront avec les « Sénateurs romains », comme l’indique le programme. Jamais de confrontation entre les deux hommes et la reine dans cette alternance, et le bouleversement physiologique qu’on pourrait attendre de l’amour, ou de la tragédie, n’a pas lieu. Il est simplement raconté par une nouvelle répartition des différentes substances du corps humain qui excède les 100%, par le délitement des mots à la fin, décomposés à l’extrême, ou de manière plus constante et plus souterraine, par le travail des sons, qui sculptent tout au long du spectacle une intensité qui donne de la profondeur aux images créées sur scène.

Des images qui apparaissent finalement comme des images de rêve, d’une précision extrême, mais saturées et indéchiffrables – dont la plus saisissante est sans doute ces immenses fleurs de lys rouges qui perdent leurs pétales. La pièce de Racine n’apparaît que comme un prétexte, un support sonore et plastique pour une proposition plastique et sonore qui place dans une posture contemplative qui congédie l’intelligibilité – et ce faisant prend le risque de la dispersion, de la divagation intime. On a beau savoir que Castellucci, de manière générale, sature de sens chacune de ses compositions, les clés, ici, sont introuvables, et volontairement cachées semble-t-il : sur les rideaux de fond de scène, on devine des mots engloutis par les plis, qui parfois se laissent déchiffrer à la faveur d’un mouvement, d’un dépli, mais pour mieux se dérober encore à notre lecture. Chaque détail de la scénographie, chaque posture physique sont érigés au rang de symbole, mais des symboles muets. Le public se trouve confronté à un langage à part, qui fait l’économie de la communication et nous convoque à d’autres endroits de la sensibilité, sans pleinement nous mobiliser. Les affects sont déportés sur la partition sonore, peut-être la plus immédiate, mais jusqu’au bout, le tulle paraît infranchissable, nous tient résolument à distance de la scène, et quand il se lève, Huppert congédie notre regard en hurlant, se refusant jusqu’au bout à nous.

F.

 

Pour en savoir plus sur Bérénice, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.

Related Posts