« Dans le pays d’hiver » de Silvia Costa à la MC93 – invoquer le divin pour penser l’humain

Silvia Costa, metteure en scène et plasticienne, est également interprète dans l’œuvre qu’elle présente dans le cadre du Festival d’Automne, Dans le pays d’hiver. L’artiste arrive d’Italie, comme le duo Daria Deflorian et Antonio Tagliarni, qui viennent une nouvelle fois en France avec leur dernière création, Quasi niente. Leur art se situe pourtant aux antipodes, avec d’une part un théâtre documentaire situé au plus près du réel, volontairement très peu spectaculaire, et de l’autre un théâtre qui se nourrit de mythologie pour créer des visions scéniques à caractère pictural. Silvia Costa a été à plusieurs reprises collaboratrice et actrice de Romeo Castellucci, et on retrouve une même veine extrêmement plastique de l’un à l’autre, une dominante nettement visuelle qui l’emporte sur la parole. Dans ce spectacle, le texte est disséminé avec parcimonie et force, extrait d’un recueil de l’écrivain Cesare Pavese. Par sa voix, Silvia Costa propose une réflexion sur nos vies à partir d’un point de vue divin, avec un langage nourri d’images.

D’entrée de jeu, Silvia Costa nous extrait du réel, nous éloigne de tout ce qui fait le quotidien, en choisissant pour premier geste de son spectacle d’arrêter le temps. Le balancement d’un grand pendule est interrompu par une sorte de Pythie, qui en extrait une flèche et nous conduit dans un temple. La densité des gestes et la multiplicité des symboles entraînent immédiatement dans une autre réalité, invitent dans un univers divin, mais dont les connotations ont été effacées. Cette intuition est rapidement confirmée par l’arrivée de deux autres femmes, dont les gestes symétriques et la chorégraphie précise et solennelle qu’elles suivent leur confèrent une aura qui les détachent d’une humanité aux mouvements et déplacements trop imparfaits. Même quand elles se mettent à parler, elles restent dans l’éther, grâce à leurs voix qui résonnent sans bavures et font entendre des vers nettement ciselés.

Leurs paroles n’amènent pas pour autant à figer la mythologie qui les entourent. Au contraire, tout folklore est évacué, et ces dieux qui discutent du sort des hommes ont beau leur avoir donné le vin et le blé, ils ne sont ni Bacchus ou Dionysos, ni Cérès ou Déméter, ni non plus le Père et le Christ. Ce sont simplement des dieux, qui se demandent comment se rendre indispensables aux hommes qui ont décidé de les tuer et de vivre sans eux. Leurs paroles, extraites d’un des Dialogues avec Leuco de Pavese, laissent entrevoir une espèce de nostalgie inversée, causée par leur immortalité qui les condamne à une impossible connaissance de la mort. Ces dieux-là envient les hommes qui à défaut de connaître leur destin vivent d’espoir, qui ne savent pas assez apprécier l’inconnu, l’imprévu, mais révèlent tout leur pouvoir de création en nommant les choses comme des dieux.

L’instant d’après, les deux femmes sont des hommes qui revivent le mythe de Remus et Romulus, nourris par la louve romaine. Alors qu’ils s’interrogent sur la valeur du sacrifice, ils entraînent plus tard le déluge sur terre. Les trois grâces passent ainsi d’un monde à l’autre, de l’Olympe à une clairière et d’un temple au royaume d’Hadès, et se confondent parfois jusqu’à former une Shiva à 6 bras – avant de retrouver leur identité par la beauté du grain de leur voix ou la précision dessinée de leurs lignes.

D’un dialogue à l’autre, le syncrétisme empêche de figer les détails d’un mythe – antique, biblique ou hindoue –, et entraîne dans une divinité vaste et accueillante, qui embrasse plusieurs mythologies. Cette amplitude est autant l’œuvre de Pavese, qui s’est réapproprié ce fonds culturel commun en le réinterprétant avec une perspective moderne, que de Silvia Costa qui approfondit les pistes ouvertes sur le mode de la rêverie. A partir des vers de Pavese, l’artiste a en effet conçu des chorégraphies, des gestes ou des symboles qui superposent encore de nouvelles significations à la matière première. Des parties du corps des trois actrices sont soulignées, peintes, ornées, tandis que l’espace est plusieurs fois reconfiguré. D’innombrables nuances sonores soulignent également les mots et les gestes, en les associant à des matières aquatiques, telluriques, aériennes ou ardentes.

Cette mise en scène entièrement tendue vers la pureté du symbole n’accepte pas la fragilité de l’humain. Une mèche de cheveux soigneusement accrochée tombe ; une ligne supposée droite dévie ; un blanc immaculé est taché. Ces détails qui menacent le caractère divin de ce théâtre opéré par des êtres de chairs retiennent l’attention, mais rendent également complices de la cérémonie, membres du rite, croyants du nouveau culte. Cet effet de participation vient en grande partie du pouvoir de captation des images créées, qui par leur pureté font passer de la vue à la vision et ouvrent les voies de l’imaginaire.

Certains dialogues sont moins immédiatement déchiffrables que d’autres. Six sur les 27 que rassemble Pavese dans son œuvre sont repris, mais les figures dont elles s’inspirent ne sont pas toujours identifiées, et les situations qui les rassemblent mal cernées. Se dégage néanmoins de cette matière parfois énigmatique une réflexion sur l’humanité des dieux, leur mélancolie et leurs défauts, leur raison d’être perdue et leurs souhaits pour les hommes. Les images ont beau parfois emporter loin du discours tissé, reste finalement une invitation à croire en un au-delà qui libère du matérialisme, en la capacité du surhumain à faire réfléchir à l’humain.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Dans le pays d’hiver », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.

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