Après Jours de joie d’Arne Lygre en 2022, Comme tu me veux de Luigi Pirandello en 2021 et Iphigénie de Racine en 2020, Stéphane Braunschweig revient à ce dernier et à la guerre de Troie avec Andromaque. Ce n’est que le troisième texte de Racine que le metteur en scène monte depuis Britannicus en 2016, alors que son identité artistique est fortement constituée par la mise en scène des classiques, qu’il fait partie des rares artistes, dans le paysage actuel, qui s’y mesurent sans les adapter ou les confronter à d’autres textes. Avec l’équipe qui lui est fidèle, il propose donc le texte de Racine seul et intégral, dans une scénographie sur laquelle repose, comme à son habitude, une grande partie de sa dramaturgie. Sans en avoir l’air, Braunschweig produit cependant un effet de relecture profond de la pièce de Racine, qui n’apparaît plus comme une tragédie classique qui puise dans un matériau épique antique pour démontrer à partir de lui les lois implacables de la fatalité, mais comme un reflet sinistre – au sens racinien du terme – de notre époque et de nos passions destructrices.
La scène est plongée dans le noir. De la salle, arrivent deux hommes : Oreste, ambassadeur des Grecs, qui revient auprès de Pyrrhus pour exiger la mort d’Astyanax, le fils d’Andromaque et Hector, prisonnier de guerre avec sa mère. Oreste retrouve son confident Pylade et lui avoue qu’il est également venu reconquérir Hermione, promise à Pyrrhus. L’oreille se heurte à l’alexandrin et à cette densité épique que les vers condensent, dont il faut reconstituer l’ordre, au sein de laquelle il faut resituer les nombreux personnages et les liens qui les unissent, en prenant appui sur notre mémoire et sur les données narratives qui nous parviennent en bloc. Mais l’écoute des deux hommes est comme parasitée par la découverte de la scénographie, derrière un voile translucide : elle est constituée d’un grand cercle rouge luminescent, au dessin irrégulier qui rappelle celui des planètes. Sur ce cercle, sont posées une table à la nappe blanche impeccable, sur laquelle se trouve une bouteille qui contient une liqueur ambrée et quelques verres, et trois chaises blanches, dont deux renversées.
L’attention s’accroche à ce dernier détail : si la pièce débute, elle ne constitue pas le début de l’histoire qui remonte à la guerre de Troie, déclenchée par l’amour d’Hélène et Pâris. Ce conflit a commencé il y a si longtemps que l’enfant d’Hélène et Ménélas, Hermione, est désormais en âge de se marier et a été offerte en mariage par son père à Pyrrhus, le fils d’Achille et vainqueur du conflit. Ces chaises renversées, ce rouge qui apparaît comme un bain de sang, indiquent cependant que la guerre n’est pas un lointain souvenir. C’est sur les décombres d’un conflit qui n’est pas encore résolu que commence Andromaque. Et de fait, c’est afin d’avorter toute possibilité de vengeance à venir qu’Oreste réclame au nom des Grecs la mort d’Astyanax, alors qu’il n’est encore qu’un enfant.
Cette recontextualisation visuelle frappante met aussitôt à distance le résumé ludique de la pièce appris à l’école : Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque – qui, elle, reste fidèle à la mémoire d’Hector. Les scènes suivantes démontrent bien cette chaîne amoureuse insoluble par des confrontations deux à deux de ses membres, ou des entretiens avec leurs seconds – car tous quatre sont secondés. Alors que ces dialogues sont supposés démontrer la fatalité de l’amour, illustrer une impossibilité qui flirte avec le pétrarquisme quand elle n’est pas menace de mort, comme dans Comme il vous plaira de Shakespeare, cette coloration première en modifie profondément le sens. Dans cette mise en scène, il n’est pas question d’amour, mais de sentiments contradictoires qui se déchaînent avec une violence extraordinaire. Dès la fin de la première scène, retentit avec force cette réplique de Pylade, au sujet de Pyrrhus :
« Il peut, Seigneur, il peut dans ce désordre extrême
Épouser ce qu’il hait et punir ce qu’il aime. »
Plus loin, à l’acte III, Hermione dira quant à elle : « L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ? ».
La relecture d’Andromaque à notre époque conduit Stéphane Braunschweig à affirmer que les comportements des personnages masculins de la pièce relèvent de la culture du viol. « Notre perception de la passion amoureuse a changé », dit-il. Et de fait, leurs tirades nous effarent, les personnages expriment une haine inextinguible qui n’est en rien l’envers de l’amour comme le laissent croire certaines maximes de La Rochefoucauld. L’oxymore de la haine qui est amour ne paraît plus valable aujourd’hui, alors qu’on qualifie certaines relations de toxiques et qu’on cherche à remplacer l’expression « crime passionnel », qui dédouane le coupable, par celle de « féminicide ». Oreste, qui se dit prêt à enlever Hermione pour s’en faire aimer, et plus encore Pyrrhus, immense incarné par Alexandre Pallu, qui paraît tout droit revenir du champ de bataille dans son treillis de guerre et qui exerce un chantage insupportable auprès d’Andromaque en réclamant son amour en échange de la vie de son fils, paraissent insupportables.
Hermione n’est cependant pas en reste – et c’est peut-être la raison pour laquelle elle porte un costume noir androgyne, alors qu’Andromaque porte une tenue claire, et revêtira une robe de soie blanche aux derniers actes. La fille d’Hélène et Ménélas est aussi tyrannique et odieuse que les deux hommes entre lesquels elle est prise, dans ce qu’elle prétend être son amour pour Pyrrhus. Chloé Réjon, les mains enfoncées dans les poches, est définitive dans ses négociations avec Oreste ou ses délibérations avec Cléone. Ce n’est qu’à l’acte V, lorsque la mort de Pyrrhus devient une véritable menace, qu’elle s’effondre et laisse entrevoir une souffrance qui pourrait – mais sans pleinement convaincre – expliquer son comportement. Il se peut bien qu’elle soit blessée, traumatisée comme les autres par la guerre, humiliée par le rejet de Pyrrhus alors qu’elle aurait voulu surpasser sa mère capable de déclencher une guerre de dix ans. Mais aucune de ces raisons ne paraît recevable, et s’il les avance comme des hypothèses, Braunschweig prend surtout acte du caractère insensé de ces passions, celles des personnes qui gouvernent, mais aussi celles du peuple qui lynche Pyrrhus après l’avoir vu épouser l’ennemie. Au dernier acte, le metteur en scène souligne cette folie meurtrière grâce à un miroir translucide qui apparente Hermione à Lady Macbeth – mais une Lady Macbeth qui fait rire une partie du public quand elle reproche à Oreste la mort de Pyrrhus qu’elle lui a commandée –, et qui donne à voir Oreste en proie aux Érinyes. Au milieu d’eux, Andromaque se tient seule intègre, fidèle à son mari tué et à son fils, incapable de se résoudre à être l’épouse de Pyrrhus pour sauver Astyanax.
La violence exprimée, quoique sertie dans les vers de Racine, est d’autant plus grande que la scénographie est clinique. Seule l’arène rouge occupe la scène, et la table, les chaises et les verres qui ont pu servir d’appui pendant les deux premiers actes disparaissent ensuite. L’enjeu devient dès lors de savoir qui entre dans le cercle de la violence, et qui se tient à sa marge. Une lumière blanche projetée depuis les cintres fait se refléter sur les parois nues du plateau l’eau et les silhouettes des acteurs ou actrices. Mais eau ou faux sang, c’est ce que le public cherche à deviner pendant de longues scènes, car le liquide n’a pas l’air de tacher la nappe et les chaises blanches. En revanche, quand les personnages tombent à genoux – successivement Andromaque, Pyrrhus, Oreste, Hermione… – leurs vêtements sont maculés de rouge quand ils se relèvent, et donnent ainsi l’impression qu’ils sont ensanglantés avant même de mourir, écorchés à vif par les refus qui leur sont opposés.
Quelques points d’orgue sonores graves, discrets, marquent la fin des actes, mais pour le reste, Braunschweig s’en remet entièrement aux alexandrins, que l’on retrouve comme une langue familière au bout d’un acte, après les résistances premières. Leur profération prend dès lors un relief singulier, et l’on distingue des nuances, d’Alexandre Pallu qui les rappe presque et redouble ainsi la violence qu’il exprime verbalement et physiquement, de Boutaïna El Fekkak, confidente d’Andromaque, toute dans l’émotion, de Jean-Philippe Vidal, solennel, déclamatoire même, dans l’espoir de faire entendre raison à Pyrrhus. Bénédicte Cerutti, qui jouait dans l’Iphigénie de Chloé Dabert il y a quelques années, trouve tout particulièrement l’équilibre entre contrainte des vers et expression de l’émotion. Cette justesse fait regretter qu’on ne la voie pas davantage. Car Andromaque a beau donner son nom à la pièce, elle est moins présente sur scène qu’Hermione par exemple, entièrement absente de l’acte II, et elle ne meurt pas à la fin de la tragédie – ce que souligne Braunschweig avec une dernière image saisissante.
À l’issue de la soirée, il apparaît qu’il n’est plus possible de lire Racine comme on nous l’a enseigné, que le spectacle des passions amoureuses, à moins de l’accepter comme une convention, ne renvoie à rien de connu aujourd’hui, que le féminisme en redétermine totalement la lecture. Le spectacle nous renvoie cependant au « désordre extrême » de notre époque, il y fait brutalement écho en donnant à voir des sentiments aussi confus que les nôtres, qui se manifestent par une violence spectaculaire et qui ont des conséquences politiques très concrètes. Le carnage de la fin de la tragédie ne paraît hélas pas hyperbolique, en regard de notre actualité. L’art n’offre pas ici de sublimation, ou d’échappatoire. Braunschweig nous démontre plutôt que Racine nous parle encore, au-delà de lui-même, et nous dit que toute perspective de paix est illusoire. Elle semble dès lors un lointain souvenir, la promesse des jours de joie de l’an dernier…
F.
Pour en savoir plus sur « Andromaque », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.