« Nul si découvert » de Valérian Guillaume au Théâtre de la Cité internationale – gros plan sur le théâtre des centres commerciaux

Au Théâtre de la Cité internationale, est créé un texte passé par le sas de la Mousson d’été. Après une lecture de Charles Berling en 2020, Nul si découvert, roman publié aux Éditions de l’Olivier cette même année, a entre-temps fait l’objet d’une adaptation par l’auteur, Valérian Guillaume, qui est également metteur en scène de ce spectacle. Si cette œuvre a aussitôt fait l’objet d’une mise en voix et en espace, avant d’arriver pleinement au théâtre, c’est probablement car elle prend la forme d’une longue tirade sans ponctuation – modalité d’écriture qui rappelle celle de Thomas Bernhard, le ressassement et la colère en moins. Pour donner corps à cette langue et à son personnage principal, Valérian Guillaume a choisi un acteur de taille : Olivier Martin-Salvan. Un de ces rares acteurs avec lesquels on veut bien prendre le risque d’un seul en scène, car il ne fait pas du Olivier Martin-Salvan, mais met sa virtuosité au service du texte qu’il porte, donné à entendre avec une précision réjouissante.

Face à la grande salle du Théâtre de la Cité internationale, le plateau est presque vide. Ne l’occupe qu’une espèce d’abribus rouge, surmonté d’une enseigne lumineuse étroite qui indique : « Les Ruisseaux d’or ». Dans la pénombre, un homme est assis dans le coin du banc. Il porte un survêtement et des claquettes. Quand il prend la parole, on comprend qu’il n’attend pas vraiment un bus ; l’endroit sert de cadre au récit de la tristesse qui le ronge depuis la mort de sa mère. Ce grand orphelin a cependant décidé de se reprendre en main et de rejoindre la vie. Or, la vie, pour lui, se résume à un lieu : un centre commercial qui comprend, outre ses innombrables magasins, un bar, un Flunch et une nouvelle piscine, La Baleine.

Cette âme en peine raconte ainsi comment elle a trouvé le courage de sortir de chez elle pour retrouver le monde, et son appétit vital se manifeste très tôt, dès le moment où il parle à Martine qui tient le bar du centre, et qu’il s’émerveille de sa gentillesse et de son écoute. Ou quand il va trouver les vigiles de la grande surface pour se soumettre à leur contrôle, et qu’il dit sa joie profonde d’être effleuré, palpé, touché par un individu. Cet être est si seul, que ce contact-là, le plus déshumanisé qui soit, le moins tendre a priori, devient une caresse et une source de réconfort, au point qu’il choisit de porter des pantalons à multiples poches et qu’il en fait même coudre une de plus pour provoquer des contacts. Après Jeff, son vigile préféré, l’homme croisera encore Pierrick, l’ami qui le malmène mais qu’il continue de trouver malgré tout sympa, Leslie, l’hôtesse d’accueil de la piscine dont il tombe en amour, ou une caissière dont il remarque le nouveau balayage.

Olivier Martin-Salvan rapporte toutes ces micro-rencontres, ces micro-faits, ces micro-contacts avec un calme fascinant. L’acteur aurait pu se laisser aller à un jeu mimétique, tendant à l’hystérie à force de vouloir nous faire voir tout ce qu’il raconte. Il choisit ici de s’en remettre à la langue de Valérian Guillaume, qui a la particularité de mêler les voix et les registres. Cette langue, à première vue, colle à ce personnage au statut trouble, cette espèce de chômeur qui n’a pas de problèmes d’argent, qui passe ses journées au centre commercial où il dépense sans trop compter et qui s’émerveille du spectacle que lui offre la société marchande. Ce pan de réalité-là, négligé par la littérature comme par les politiques, est restitué dans des phrases simples émaillées de quantité de noms d’enseignes et de marques – comme celles de Nicolas Mathieu, dans Leurs enfants après eux notamment, roman qui a récemment fait l’objet d’une adaptation à la scène lui aussi. Le personnage de Valérian Guillaume se révèle cependant un peu atypique, une fois posé le caractère dérisoire de ses plaisirs. Il dit certaines phrases et certains gestes « sympas », ou « trop bibi », mais d’autres fois, grâce à son « tube intérieur », il se montre extrêmement inspiré, lyrique même, et ce sans transition.

Olivier Martin-Salvan s’en remet donc à cette écriture, les mains longtemps posées sur les genoux, pour mieux faire entendre les émotions profondes qui traversent son personnage d’hypersensible. Ces émotions sont pour la plupart positives, provoquées par l’animation mexicaine de la grande surface du centre commercial, par le moindre regard que pose sur lui un individu qui lui donne l’impression d’occuper une place dans le monde, par la sollicitude d’un serveur ou par le rire qu’il provoque chez Leslie. Mais ces émotions sont d’autres fois négatives, quand le personnage participe à un jeu concours et qu’il perd, ou, de manière chaque fois plus spectaculaire, quand son « démon » se manifeste. Au départ, ce démon lui fait simplement faire des choses puériles derrière les vitres de l’abribus. Mais il causera ensuite une rage de moins en moins contrôlable au nom de sa faim insatiable, et amènera son hôte à des actions violentes et radicales. Le texte, au départ léger, qui suscite à de multiples reprises le rire, prend ainsi progressivement une tournure sombre – sans que jamais soit abolie l’espèce de distance avec laquelle le personnage aborde lui-même le malheur, distance qui tend à amenuiser la portée de son drame.

Le basculement narratif s’accompagne de discrètes métamorphoses de la scénographie. Olivier Martin-Salvan en vient à habiter l’espace qui l’entoure, dont les possibles apparemment limités se révèlent petit à petit. L’abribus apparaît ainsi comme un terrain de jeu, grâce à ses vitres floutées qui déforment le corps de l’acteur, sa publicité qui peut voler en éclat, son échelle qui transforme l’espace environnant en piscine, son toit qui est aussi un lit… Le fantastique s’impose également grâce à la bande lumineuse qui vient ponctuer les « ah la la » réguliers des personnages – quand elle ne vient pas prendre le relai de sa parole, car le honte le rend pour un temps muet. Quelques sons viennent également soutenir sa performance, à mesure que ses éléments de costumes sont délaissés pour exposer ce corps massif qui transpire et réclame à manger.

La mesure des moyens déployés est à l’image de la mesure posée au départ par Olivier Martin-Salvan, qui gagne lentement en puissance. Le texte aux multiples facettes en vient à raviver les rôles qu’il a portés par le passé : Gargantua affamé, un gros qui patine bien, Ubu, et même le bourgeois gentilhomme quand le personnage arrive à une fête qui tourne court. Le spectacle confirme que l’étendue de la palette de jeu de l’acteur est immense, mais il n’en fait pas un étalage virtuose. Il se maintient à l’écoute du texte, qu’il redécouvre parfois, et propose à partir de lui un jeu précis qui produit l’effet d’un gros plan sur ses moindres gestes, ses moindres expressions, un jeu plein, grâce auquel il fait entendre toutes les nuances de cette œuvre, du trivial au lyrique et du comique au tragique.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Nul si découvert », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Cité internationale.

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