« Les Gros patinent bien, cabaret de carton » de Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan au Centre culturel irlandais – dessin animé live et grandeur nature

Une ambiance de festival anime le Centre culturel irlandais. La cour blanche a été transformée en lieu de spectacle grâce à des gradins démontables, le public est nombreux malgré la chaleur, et la scène, entourée de platanes, a des toits parisiens pour toile de fond. Le Festival Paris l’Été, qui permet que la saison théâtrale ne s’achève pas en hoquetant au milieu du mois de juin, propose des expositions, des ateliers, des spectacles et des concerts jusqu’à la fin du mois de juillet. Parmi les œuvres programmées, plusieurs sont des reprises, comme Les Gros patinent, cabaret de carton, spectacle créé en juin dernier et depuis récompensé par le Molière du meilleur spectacle du théâtre public. Né de la complicité de Pierre Guillois et Olivier Martin-Salvan, il démontre une ingéniosité fascinante qui procure un plaisir juvénile.

Dépourvue de coulisse, la scène déborde au-delà de la plateforme surélevée centrale, entourée d’innombrables cartons de formes et de tailles différentes, au milieu desquelles des silhouettes s’activent discrètement. Le regard est cependant focalisé au centre par une annonce écrite à la main sur un gros carton : « Début du spectacle dans 10 minutes ». Le décompte est lui aussi effectué à la main, le nombre 10 est remplacé par 5, puis 2, puis « Maintenant ». Le gros carton central est levé comme un rideau et révèle la présence d’Olivier Martin-Salvan, en costume trois pièces de laine verte et chaussures à écailles. L’acteur se met aussitôt à parler, une langue aussi familière qu’incompréhensible, un anglais inventé, dont les sonorités et les accents sont justes, mais dont les syllabes ne forment pas de mots connus, la plupart du temps. Les non anglophones se penchent vers leurs voisins au sein du public : « Tu comprends quelque chose, toi ? ».

Cette déstabilisation langagière est rapidement compensée par le soutien d’écriteaux, manipulés par Pierre Guillois, en caleçon noir, baskets noires, bonnet de bain noir. Courant ici et là, il vient indiquer ce qui nourrit le discours de son compère grâce à de multiples cartons qui évoquent les intertitres du cinéma muet – ici particulièrement volubile mais inintelligible. Le personnage se situe près d’un fjord dans un pays nordique, il est assis sur un rocher, entre un sapin et une cabane. Une grue passe, puis c’est devant une aurore boréale qu’il s’exclame. Chaque fois, le carton prend la forme et la taille du mot qu’il indique : le sapin est vertical, l’aurore boréale est une longue banderole mise en mouvement par des tiges. Quand le baragouin ne précède pas les indications cartonnées, il y réagit, parfois même vivement, notamment quand le personnage se croit insulté avant de découvrir les lettres manquantes qui transforment les insultes en informations neutres.

L’homme en costume trois pièces qui boit du coca – un Américain – pêche au bord d’un lac gelé. Il attrape d’abord un poisson, puis une sirène. Il voudrait la garder dans ses bras, mais elle suffoque. Il la relâche donc, prend une photo d’elle dont il se félicite, mais elle disparaît au fond de l’océan. À partir de cette rencontre initiale s’engage une longue quête à travers plusieurs pays d’Europe, traversée du Nord au Sud par de multiples moyens de transports et agitée par d’innombrables perturbations météorologiques. Les mésaventures du Don Quichotte américain se multiplient, alors qu’il se confronte au folklore de toutes les régions qu’il traverse. Obsédé par sa sirène et peu enclin au tourisme, il réclame un coca partout où il passe et il tue plusieurs personnes sur son chemin, simplement parce qu’il ne supporte pas le son de la cornemuse par exemple.

Ce road-trip burlesque prend forme grâce aux cartons manipulés par Pierre Guillois, qui contrairement à son acolyte qui reste assis au centre de la scène presque tout le spectacle, s’agite autour de lui pour bruiter son voyage, lui donner de la perspective et de la profondeur, animer le paysage qui entoure le personnage itinérant, comme dans un dessin animé ici live et grandeur nature. L’assistant est lui-même assisté par deux régisseurs, habillés en beige afin de mieux se fondre dans les cartons qu’ils apprêtent ou rangent sur les côtés de la scène, qu’ils disposent ou tendent à Pierre Guillois. Alors que la mise alors exige soin et précision, celui-ci envoie bientôt valser les panneaux et accessoires dans les airs ou les déchire après nous les avoir montrés. La tension est forte et réjouissante entre cette matière pauvre qu’est le carton, dépensée à foison sous toutes ses formes et toutes ses tailles, et la minutie apportée à chaque détail pour s’inscrire dans une chorégraphie artisanale millimétrée qui fait apparaître comme par magie un avion, un parachute, une bouée, une écharpe, des montagnes ou des sandales.

Plutôt que la quête absurde de l’Américain, son itinéraire du Danemark à l’Écosse et de la Bretagne à l’Espagne qui offre l’occasion de jouer avec de nombreux clichés culturels, épicés de quelques blagues grivoises et de points de consensus politiques par lesquels susciter l’adhésion du public (un avion nazi, des migrants, le Brexit, Kim Jong-un…), c’est la virtuosité extraordinaire de ce « cabaret de carton » qui suscite l’intérêt et l’émerveillement. Les deux acteurs jouent avec le sérieux d’enfants qui se seraient construit une cabane au milieu d’un déménagement et qui se raconteraient des histoires. À l’intensité et la précision du jeu dramatique d’Olivier Martin-Salvan répondent celles toutes aussi grandes des imitations comiques de Pierre Guillois, qui se métamorphose tour à tour en mouette, en morue, en oursin ou en marmotte. L’équilibre trouvé entre les deux acteurs est très fin, l’un autant que l’autre attire le regard, et leurs performances sont aussi impressionnantes l’une que l’autre, alors que l’un est personnage et l’autre régisseur.

À mesure que le spectacle progresse, la jouissance du procédé est décuplée par sa mise à distance. Il arrive que Pierre Guillois cherche un peu trop longtemps le carton suivant. Ou qu’il en vienne à confesser sa fatigue et même sa rancœur à l’égard de son compagnon qui l’exploite, alors que l’autre chante la chanson entêtante avec laquelle il traverse des kilomètres de paysages. Quelques interactions entre eux viennent également troubler le cours de la narration : ils se chamaillent comme des enfants, s’adressent des reprochent, se crient et se tapent dessus même, laissant échapper quelques répliques avant de reprendre le mode de communication choisi, par écriteaux interposés. La complicité d’emblée instaurée avec le public à qui sont adressés ses écriteaux est également accrue par des prises à parti régulières, ou le fait que soient commentées ses réactions par anticipation – réactions nombreuses, entre lecture à voix haute des cartons, commentaires, rires et applaudissements spontanés.

Plusieurs épilogues étirent le spectacle au maximum, alors que ni les artistes ni les spectateurs n’ont envie de le voir se terminer – même si tout le monde se réjouit du déchiquetage final du gros Américain. Ce divertissement fait main suscite un plaisir d’enfant, plaisir fondé sur un rire qui unit les spectateurs de tous les âges et sur la sollicitation de nos imaginaires, des plus conventionnels au plus fantasques.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Les Gros patinent bien, cabaret en carton », rendez-vous sur le site du Festival Paris l’Été.

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