Tous les deux ou trois ans, le Festival d’Automne donne un rendez-vous régulier à ses spectateurs avec le Théâtre du Radeau. En 2011, il programmait Onzième ; en 2014, Passim ; en 2017, Soubresaut – pour ne citer que la dernière décennie. En cette fin d’année, c’est Item que le public du T2G est invité à découvrir. Le titre, qui signifie « de même », « de plus, et aussi », suivant la pratique du Radeau, ne présage ni texte, ni auteur – à peine un motif. Il résiste à l’appréhension, ne programmant qu’un prolongement des expériences passées pour le spectateur habitué, qui sait qu’un même flux unit en profondeur les créations de la compagnie. Cette fois, le spectacle aurait pourtant pu porter un titre d’un autre type, alors que celui choisi est longtemps resté provisoire. L’exclamation « Pas un idiot ! » par exemple, lancée un moment et aussitôt soulignée par une musique dramatique. Ce titre dirait un rapport de biais à Dostoïevski, une anti-adaptation de son roman L’Idiot, ce qu’est d’une certaine manière Item. Le Radeau paraît en effet s’être laissé submerger par la vague Dostoïevski dans ce spectacle, perdant tous ses principes dans la tempête. Le spectateur, loin d’être embarqué, reste sur la rive, assistant impuissant au naufrage.
Il y a quelques années encore, il était compliqué de trouver les sources des extraits que l’on percevait de manière indirecte dans un spectacle du Radeau. Le « Livret de Paroles » était un document rare, que les initiés se passaient entre eux, en secret, tandis que le reste du public devait se contenter de l’expression « En compagnie de », suivie d’une liste d’auteurs français ou étrangers, modernes autant que classiques. Pour Item, ce document qui constitue en quelque sorte la partition des comédiens, est distribué dès l’entrée du T2G, avant même que le spectateur ait récupéré sa place. Peut-être est-ce pour compenser le maigre programme du Festival d’Automne, exceptionnellement composé d’une page pour ce spectacle, qui substitue au traditionnel entretien avec l’artiste quelques lignes de Jean-Paul Manganaro sur l’art du Radeau en général. Cette entrée en matière, qui pourrait paraître anodine, en dit en réalité long sur le spectacle que l’on s’apprête à découvrir.
Comme de coutume, la scène est jonchée de multiples cadres, de tables et de chaises, de matières et époques différentes. L’amoncellement est tel qu’il paraît condamner à l’avance toute circulation dans cet espace. L’ensemble, riche de promesses, invite à la rêverie, au vagabondage, dans les minutes qui séparent du début du spectacle. Il suscite une contemplation qui rend dispensable toute présence humaine. Arrivent néanmoins quatre personnes, trois hommes et une femme. Les hommes s’installent autour d’une table, mais le regard est happé par la fuite de la femme, qui monte, descend, passe à travers des cadres, et disparaît peu après être apparue. Sa présence fugitive est caractéristique de l’art de François Tanguy, art du décentrement, de la fuite, de l’éphémère, de la bifurcation…
Mais après son départ, reste, massive, la présence des trois hommes. Etonnamment, ils se trouvent au milieu du plateau. Etonnamment, ils restent assis et ne bougent pas. Etonnamment, ce n’est pas la musique qui lance le mouvement d’ensemble du spectacle, mais leur présence, centrale, puis la prise de parole de l’un d’entre eux. Etonnamment, celui-là se fait entendre, et même comprendre, car il parle en français et sa parole est audible. L’homme paraît presque un acteur, qui pourrait bien jouer, derrière sa grosse moustache. Le livret de paroles renseigne après coup que le texte que l’homme dit est extrait du Minotauros de Robert Walser. Dans ce texte, un écrivain évoque sa condition, ainsi que celle des Lombards. Son propos, quoique son mouvement soit souligné par l’intonation expressive de l’homme, résiste à la compréhension. Le spectateur reprend alors pieds : le Radeau n’en est tout de même pas à faire croire que les mots sont transparents, que la lecture est un exercice de déchiffrage qui ne questionne pas le sens.
Tout ce qui semble ordinaire sur d’autres scènes surprend ici l’habitué du Radeau. Depuis ses débuts dans les années 1980, la compagnie n’a cessé de remettre en cause les principes d’un théâtre dramatique, mimétique et fondé sur la prédominance du texte. Pour ce faire, elle est allée jusqu’à évacuer la présence de toute parole articulée sur scène : à partir de Fragments forains en 1989, ne restaient plus des borborygmes. Ce n’est qu’en 1998, avec Orphéon, que des mots articulés ont retrouvé leur place. Mais cette reconquête du langage est lente, et François Tanguy a encore éprouvé la parole en la mettant en concurrence avec la musique ou en faisant entendre plusieurs idiomes sur scène, réduisant ainsi la langue à des sons. La compréhension ainsi mise à l’épreuve invitait à questionner les pouvoirs et limites du langage – pouvoirs de l’émotion, qui se passe de la compréhension littérale, et limites de l’intellect, mis en échec.
Cette longue réflexion sur la place à attribuer à la parole sur scène a obligé à redéfinir en profondeur le geste théâtral du Radeau. Après les premières mises en scène de Molière et Shakespeare, la dramaturgie se conçoit hors du texte théâtral. Les florilèges de textes qui interviennent dans les créations à partir d’Orphéon ne rendent pas non plus cette fonction aux mots. Comme le suggère l’expression « Livret de paroles », la dramaturgie est en réalité confiée à la musique. C’est elle qui distingue les séquences du spectacle entre elles et qui les colore de telle ou telle intonation. La remise en cause de l’hégémonie du texte au théâtre a également libéré davantage de place à l’espace et aux corps sur la scène du Radeau. L’espace, en constante reconfiguration, devient présence vive sur scène, tandis que les corps, costumés, déplacés, perdent au contraire de leur autonomie. La notion de jeu se trouve elle aussi affectée, remplacée non par celle de déclamation mais plutôt celle d’articulation d’une parole non assignée. Cette fragilisation de la parole, troublée, a parfois amené à entendre des textes bien connus comme pour la première fois – comme la scène la plus célèbre du Roi Lear, redécouverte dans Passim.
De telles recherches, patiemment menées d’un spectacle à l’autre, donne lieu à un théâtre radical, qui met l’intellect hors-jeu à la faveur d’une sensibilité profonde. Un théâtre qui a des adeptes, des inconditionnels, mais face auquel certains restent insensibles, hermétiques. Dans tous les cas, le Radeau est resté depuis sa création un OVNI insaisissable, qui rayonne sur la scène contemporaine, et répand parfois ses ondes sur tel ou tel artiste, surtout lorsqu’il est invité en résidence à la Fonderie – tel Sylvain Creuzevault, avec son Angelus Novus.
Quoique la démarche du Radeau soit caractérisée par un renouvellement constant, qui imite le mouvement permanent entretenu sur scène, la compagnie paraît trahir des années de travail avec Item. L’acteur situé au centre du plateau qui déclame le texte de Robert Walser, et le joue presque en s’adressant au public, alors que tout autour de lui reste immobile ou presque, n’est pas isolé dans le spectacle. On a beau espérer que ce n’est que pour un temps que ces coordonnées dramatiques se trouvent ainsi rétablies, que c’est pour mieux les déconstruire qu’elles resurgissent, quelque chose s’installe. Une continuité se dégage même dans le passage d’un extrait à l’autre, lorsque Dostoïevski surgit au détour du cri d’un âne, et qu’une réplique sur la mythologie entraîne vers les Métamorphoses d’Ovide. Tant de logique déconcerte, et des vers de l’Orlando Furioso de l’Arioste en italien ne suffisent pas à replacer la sensibilité au centre. De manière significative, la musique ne revendique à aucun moment les droits exceptionnels qu’elle a acquis sur scène, elle reste à l’arrière-plan, simple accompagnatrice du langage dans Item.
Lorsque le plateau commence enfin à être reconfiguré, le spectateur espère revenir à bord du radeau. Mais le sentiment d’être ballotté ne prend pas. Le mouvement chaloupé que l’on connaît, qui déséquilibre autant qu’il berce, ne décentre pas la perspective. Alors qu’avant le regard devait se frayer un chemin sur le plateau, choisir où se poser, il reste cette fois focalisé au centre par la présence des acteurs, qui ne s’aventurent que vers le fond du plateau. Pour filer la métaphore maritime, le naufrage ne fait plus de doute quand Dostoïevski s’impose pour de bon au fil des scènes. Des pages entières, du Sous-sol puis de L’Idiot, s’enchaînent. L’homogénéité de la matière textuelle fige pour de bon le mouvement du spectacle. L’effacement des noms des personnages et des circonstances qui les réunissent, ainsi que les allées et venues des acteurs n’y font rien : une narration s’esquisse, des identités se fixent sur les corps, des scènes se laissent déchiffrer, des intrigues sont entrevues – même pour le spectateur qui n’a pas tout Dostoïevski en tête.
Ce dernier n’est pas directement en cause. Dans Onzième déjà, il était invoqué lors de scènes mémorables. Mais la matière fascinante qu’offrent ses pages pour le théâtre semblent ici engloutir le Radeau. Peut-être cette impression n’est-elle que celle d’une dostophile, qui identifie immédiatement les répliques et les remet en perspective avec la source. Néanmoins, les extraits également nombreux empruntés à Walser donnent eux aussi l’impression de solliciter de manière érudite l’intellect plutôt que la sensibilité. La compréhension est ici prise dans un jeu de « Fort – Da », invoquée puis déroutée, sans être jamais congédiée pour de bon à la faveur d’autres types de relation à la scène. Une dernière longue séquence en allemand, inspirée par le Faust de Goethe, puis un chant a capella des comédiens assis à la table centrale, ne réussiront pas réintroduire un trouble profond des coordonnées de la perception, qui fait toute la singularité du Théâtre du Radeau.
F.
Pour en savoir plus sur « Item », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.