« Eraser Mountain » de Toshiki Okada et Teppei Kaneuji au T2G – le théâtre – l’humain = 0

La devise choisie par Pascal Rambert à l’époque où il dirigeait le T2G, « L’art comme expérience », empruntée au philosophe John Dewey, paraît toujours d’actualité à l’ère Daniel Jeanneteau. Avec Eraser Mountain du moins, spectacle japonais accueilli dans le cadre du Festival d’Automne signé par Toshiki Okada et Teppei Kaneuji. Alors qu’au même moment, un autre spectacle japonais, La Forteresse du sourire de Kurô Tanino, reconstitue la vie quotidienne de deux maisons mitoyennes grâce à une esthétique ultraréaliste, Eraser Mountain confronte d’emblée à une scène inassignable qui fait tendre le théâtre vers l’installation plastique. Le metteur en scène dit avoir voulu « brouiller la frontière entre les hommes et les objets », et proposer un théâtre « moins anthropocentrique ». Le résultat de ses recherches est un spectacle qui invite à la contemplation d’une scène sur laquelle la présence des acteurs est absentée, dissoute. Une contemplation qui prend cependant le risque de congédier le spectateur – son regard, son attention, son intérêt.

À l’origine de ce spectacle, une catastrophe, un séisme qui dévaste une région du Japon en 2011, ainsi qu’une réaction disproportionnée de l’humain, qui entreprend de surélever le littoral pour affronter les tsunamis, quitte à raser des montages. Toshiki Okada s’est rendu dans cette région en chantier, et y a découvert un paysage radicalement transformé. Il en est alors venu à remettre en cause nos modes de vie et de pensée anthropocentriques, et de là, en tant qu’homme de théâtre, en est venu à questionner le caractère anthropocentrique de son art. Avant lui, des artistes tels que Castellucci, notamment dans son Sacre du printemps, a tenté de proposer un théâtre qui se passe de toute présence humaine sur scène. Toshiki Okada, pour décentrer la perspective du spectateur sur les acteurs qu’il maintient sur scène, a cherché quant à lui à donner une importance nouvelle aux objets sur scène, à les hisser par-delà leur rang d’accessoires. Pour ce faire, il a fait appel à l’artiste sculpteur Teppei Kaneuji, à qui il a donné carte blanche : le but n’était pas qu’il conçoive une scénographie pour son spectacle, mais qu’il crée librement un espace, dans l’indifférence des « histoires racontées » sur scène, de la « fiction » qu’il entreprendrait d’y déployer.

Au départ, ce qui frappe donc, est un espace qui ne peut être assimilé à rien de connu, d’autant plus étranger qu’il est découvert dans un univers sonore sourd, qui évoque le monde de l’industrie. Le plateau fourmille d’objets – qui laissent penser que le temps de mise pour ce spectacle doit être remarquablement long –, des objets aux couleurs flash et qui sont en grande majorité fait de matières antinaturelles (plastique, caoutchouc, métal). On croirait un terrain soigneusement disposé pour un concours de réactions en chaîne : peut-être qu’un objet mis en mouvement déclenchera, par mille subterfuges, le déplacement successif de tous les autres, à quelques millimètres près à chaque fois. La disposition de balles de tennis à écart égal, ou de ballons de volley aux rainures alignées, suggèrent une semblable précision, une prise en compte de l’objet dans toutes ses dimensions (forme, couleur, poids). L’identification de balles, ballons, poteaux, obstacles ou filets évoquent également le contenu de plusieurs rayons Decathlon. Dans les deux cas, ce qui s’offre au regard semble être un immense terrain de jeu, que l’humain va probablement troubler par sa présence.

Entrent en effet six acteurs, qui paraissent d’emblée empêchés dans leurs déplacements par cette accumulation d’objets. Plutôt que de prendre place, ils se faufilent entre des filets de buts et une bétonneuse, des balles de tennis et des tuyaux, pour atteindre un espace un peu moins encombré au centre du plateau. Successivement, et sans un mot, ils attrapent un objet, le déplacent, s’en recouvrent ou s’y dissimulent. Le regard des acteurs les uns sur les autres sert de médiation au nôtre. Cependant, ce qui est à observer dans ces déplacements, dans ces gestes, n’est pas bien clair. La parole survient enfin, et avec elle l’espoir de comprendre enfin de quoi il retourne. Un acteur se lance dans le récit d’une panne de frigidaire – ou plutôt, de machine à laver. Un récit banal, mais qui n’est d’ordinaire pas mené avec autant de minutie. Les détails apportés ne donnent pas pour autant un tour cocasse à la narration, qui reste prosaïque, dans le fond comme dans la forme. L’attention commence à décrocher, en outre abrutie par les sons industriels, quand une femme prend le relais de cette histoire, et révèle qu’il lui est arrivé exactement la même chose. Cette répétition pourrait épaissir le récit, lui donner de l’ampleur, le constituer en symptôme d’une crise plus large – mais non. Plusieurs individus qui n’ont pas la consistance de personnages relatent découvrir la laverie de leur quartier à la faveur de cette mésaventure, et tous en viennent à célébrer les funérailles de leur machine à laver et à lui bâtir un mausolée, réalisant soudainement la force du lien qui les unissait à leurs machines… La situation, quoique burlesque, ne prend pas un tour comique. Plus largement, aucun affect n’est exprimé dans ce récit, en raison d’un jeu presque chorégraphique, qui met la parole à distance. Dans cet espace qui ne raconte rien, les mouvements, les attitudes, les regards des acteurs, non soutenus par l’imagination, restent indéchiffrables. Le maigre potentiel du récit se dissout.

De la première à la deuxième partie, annoncée sur l’écran qui permet la projection des surtitres et signalée plus nettement encore par l’interruption du bruit devenu insupportable au bout d’une heure, on passe du prosaïsme à l’abstraction, avec un discours sur le temps. Les remarques cette fois dissociées de tout cadre narratif prennent alors la forme d’un métacommentaire sur le spectacle, qui paraît interminable, condamné à n’avoir aucune perspective – ce qui cause des départs de spectateurs fréquents tout au long du spectacle et jusqu’à la dernière minute. Viendra ensuite une troisième partie, qui met encore à l’épreuve toute tentative de description. On y voit des corps qui se mettent en scène avec des objets par le biais de caméras, qui contribuent encore à dissoudre leur présence. Ou des corps qui reconfigurent l’espace sans jamais l’occuper, et qui manipulent des objets sans jamais en faire usage. L’hermétisme est total et, ajouté à l’impression d’une autosuffisance de la scène, il laisse progressivement croire que le regard et l’écoute sont dispensables. Le metteur en scène paraît conscient de ce risque lorsqu’il déclare : « Nous avons essayé de ne pas avoir d’adresse directe des interprètes au public. C’est une autre manière pour nous d’essayer de trouver des alternatives à l’anthropocentrisme au théâtre – à un théâtre des humains dirigé vers des humains ». À défaut de prendre en considération son public, Toshiki Okada semble assumer de le négliger, de lui faire ressentir qu’à la place des objets il est devenu accessoire.

À l’issue du spectacle, il paraît urgent de se reporter au propos du metteur en scène. Son ambition était de « faire disparaître la différence entre les humains et les objets ». Non pas en conférant de la vie aux objets, mais en dissimulant les corps des acteurs dans des k-way de couleur. Toshiki Okada dit encore avoir cherché avec les acteurs un mode de présence « semi-transparent ». De fait, ils paraissent moins que des supports, il n’est pas même possible de se concentrer sur leur jeu – dernier refuge quand rien n’est à sauver d’un spectacle. Après lecture de l’entretien du metteur en scène, plusieurs questions restent cependant sans réponse. Brouiller cette frontière, pourquoi pas, mais à quelle fin ? 2h30 de spectacle étaient-elles bien nécessaires ? n’est-il pas paradoxal de ne pas renoncer à l’écriture pour aller au bout de cette démarche – la parole, dans ce spectacle, ramenant à une perspective anthropocentrique ? L’invitation avec laquelle s’achève le spectacle, celle d’une observation de la nature et du mouvement imperceptible des nuages, exactement contraire à la contemplation proposée, voire imposée, apparaît in fine d’une insolence folle. Un tel spectacle ne travaille pas à déployer la perception, à l’enrichir, ou à expérimenter de nouveaux modes de pensée. Dans le meilleur des cas, il fait sonder l’ennui, sillonner les chemins de crête de la somnolence, ou assister à la montée progressive de la colère. Car le risque d’exclusion que le metteur en scène entrevoit n’est jamais dépassé, et le déplacement de l’anthropocentrisme à l’objectocentrisme est loin de se révéler une révolution copernicienne. Interrogé à la fin du spectacle par une spectatrice, Jeanneteau se dérobe et répond : « it’s to soon to say ». La conclusion paraît pourtant claire : si notre rapport à la nature doit nous amener à relativiser l’anthropocentrisme, le théâtre sans l’humain, lui, n’est pas viable.

F.

 

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