« Les Bonnes » mis en scène par Robyn Orlin à la Bastille – jeux de miroir entre théâtre et cinéma

Robyn Orlin, chorégraphe célèbre d’Afrique du Sud s’essaie pour la première fois à la mise en scène avec Les Bonnes de Genet. Son spectacle est présenté à la Bastille, dans le cadre du Festival d’Automne qui l’a déjà plusieurs fois accueillie auparavant avec des spectacles de danse aux longs titres ponctués de points de suspension. Pour cette création qui l’entraîne du côté du théâtre, l’artiste assume des partis-pris forts : confier les rôles des bonnes à des hommes noirs, et accorder une place déterminante à la vidéo sur scène. Ces choix amplifient le vertige de la dramaturgie emboîtée de Genet, et fait percevoir sa profondeur – mais jusqu’à un certain point seulement.

Le spectacle commence avec la projection d’un film en noir et blanc sur le fond de la scène, transformé en écran. Les cartons qui livrent le générique de ce film paraissent d’emblée retravaillées, avec leurs motifs à feuilles de couleur qui évoquent des tissus wax. Les indications données nourrissent le trouble, annonçant un film de Robyn Orlin, mentionnant un autre de Christopher Miles, The Maids (1975), et évoquant également une mise en scène d’Orlin. Après ce générique, de longues minutes de l’adaptation de Miles sont projetées. Mais c’est alors la musique superposée aux images qui signale le geste de réappropriation de Robyn Orlin.

Alors que la caméra ramène à l’appartement place Vendôme où avait commencé le film, entrent en scène les deux bonnes. Dès qu’elles apparaissent, leur image se superpose au décor réaliste en noir et blanc emprunté au film de Miles, grâce à une caméra sur scène. Les deux acteurs aux dreads blanches et revêtus de combinaisons vertes font ainsi intrusion dans un décor réaliste, qu’ils s’efforcent d’investir en jouant dos au public. Le dispositif leur permet alors de se regarder en train de jouer, de contempler leur image. Cet effet miroir est cohérent avec l’écriture théâtrale de Genet, qui explore les multiples possibles du jeu lorsqu’il est mis en abyme. Dans Les Bonnes, il imagine deux sœurs domestiques qui ont inventé une cérémonie dans laquelle l’une joue leur maîtresse et l’autre sa sœur, pour se soulager de tout le venin qu’elles accumulent à longueur de journée et qui menace de les empoisonner. Sur la scène d’Orlin, les bonnes s’offrent même le luxe de se regarder jouer. Elles sont en outre interprétées par des hommes, selon le souhait original de Genet, qui s’inscrivait ainsi dans une tradition shakespearienne où des jeunes hommes jouaient des rôles de femmes qui parfois se travestissent en hommes. Le vertige de ces emboîtements est multiplié par la caméra, surtout quand le plan emprunté au film de Miles est un miroir de la chambre de Madame dans lequel les bonnes se contemplent.

Orlin emprunte encore à Miles différents plans qui révèlent la chambre débordant de fleurs de Madame, la rue qu’elle guette avec anxiété, ou un couloir. Ces images ne sont pas limitées au rang de purs décors : elles peuvent être investies par les acteurs, qui s’assoient sur un lit ou un fauteuil grâce à un petit tabouret stratégiquement placé sur scène. Tous ces procédés exacerbent une facticité qui se manifeste déjà à chaque réplique la pièce de Genet, et s’assortissent de manières, de chorégraphies et de gestes répétitifs qui font vibrer les corps jusqu’à leurs extrémités. Les déplacements sont d’autant plus nombreux que les acteurs virevoltent constamment entre le public et la caméra, cernés entre l’appareil qui les capte et les spectateurs qui les scrutent. Le parterre est parfois mis à contribution dans cette double entreprise d’exhibition et de voyeurisme, par laquelle se réplique à l’infini le jeu de mise en scène.

Du public justement surgit à un moment donné Madame, nouvel homme travesti lui aussi extrêmement maniéré, mais de couleur blanche cette fois. Sa présence donne de l’ampleur au dispositif d’un film tourné en temps réel sur la scène. De nouveaux degrés de mise en abyme se déploient avec ce personnage profondément soucieux de son apparence et aux humeurs changeantes, qui écrase les bonnes de sa présence et réduit à néant leur cérémonie.

Le dernier temps de la pièce de Genet est plus sombre, quand les bonnes décident d’aller au bout de leur cérémonie d’exorcisme par la mise à mort de l’une d’elle. Le procédé mis en place par Robyn Orlin se révèle alors plus performant dans le registre comique que lorsque le tragique point. La sincérité de l’angoisse de Solange ne réussit en effet pas à transpercer l’écran, à prendre une ampleur autre que plastique. Le fait qu’elle soit interprétée par un homme noir a beau colorer son discours sur l’asservissement, croiser la question de la lutte des classes avec celle du racisme, la distance entretenue par l’image vidéo menace son propos d’abstraction. C’est plus largement la direction d’acteurs qui semble en cause, qui aurait nécessité une lecture profonde du texte que ne laisse pas entrevoir l’entretien reproduit dans le programme du spectacle.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Les Bonnes », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.

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