« مِلْك MILK » de Bashar Murkus à L’Autre Scène du Grand Avignon – monument à la gloire des mères en temps de guerre

Après Le Musée l’année dernière, le metteur en scène palestinien Bashar Murkus a de nouveau été invité à Avignon avec مِلْك MILK, présenté à Vedène. Dans le programme du Festival, مِلْك MILK porte deux étiquettes : « spectacle » et « indiscipline ». La première permet de distinguer les spectacles des concerts, expositions et lectures que comprend également la programmation. La deuxième caractérise le spectacle par élimination : ce n’est ni du théâtre, ni de la danse, ni de la performance. Quoique le spectacle ne provoque pas un bouleversement total des cadres d’appréhension, que le travail de Castellucci ou Silvia Costa nous y ait préparé de loin en loin, la classification paraît juste. مِلْك MILK s’apparente à une grande fresque plastique, un tableau mouvant sans paroles qui offre des images permettant de penser les deuils impossibles des mères et des enfants.

La scène est noire, presque vide. Au fond, à jardin, on distingue simplement une chaise, noire elle aussi, et un mannequin allongé, couleur chair. Une note et la lumière s’allume – mais le temps d’une respiration seulement, la luminosité redescend lentement jusqu’au noir. Plusieurs notes accompagnent ensuite l’arrivée de cinq femmes, toutes chargées d’un mannequin similaire à celui allongé, en plastique soigneusement troué en plusieurs endroits qui offrent des prises. Les femmes portent ces corps inertes, sans vie, comme on porte le corps d’un enfant que l’on cherche à bercer. Progressivement, elles s’enivrent de ce bercement, exprimant la fatigue des nuits sans sommeil à bercer, lorsque le corps titube, que le mouvement perd en fluidité et devient plus saccadé. Le bercement devient presque secousse, le corps qu’il s’agissait d’endormir, peut-être faut-il, en réalité, le réveiller. L’interaction se colorerait presque d’une connotation sexuelle si les membres inanimés ne finissaient pas par échapper des bras, si les mannequins ne finissaient pas par terre, sens dessus dessous.

Les bras déchargés, les femmes constatent que leurs robes sont tachées par une montée de lait. Chacune va assouvir ce débordement en se pressant les seins, laissant s’écouler le liquide blanc abondant. Après s’être revêtues, l’une d’elles s’installe sur l’unique chaise et entame ce qui semble un processus rituel. Elle ramasse un mannequin, le place sur ses genoux, et attend, le visage tourné vers le ciel. Tous les mannequins seront empilés l’un après l’autre sur ses genoux, et l’attente sera chaque fois plus intense. Mais rien ne se passe. Alors chacune se disperse et réagit différemment à ce silence : il y a celle qui veut faire marcher son mannequin-enfant en l’encourageant d’un unique mot non traduit, et qui recommence sans relâche malgré le fait qu’il s’écroule chaque fois qu’elle s’éloigne ; il y a celle qui couvre de baisers le visage de son mannequin-enfant, jusqu’à le disloquer ; il y a celle qui s’effondre sur elle-même, sans relâche ; il y a celle qui entreprend de bâtir un mausolée en empilant les rectangles de mousse noire qui tapissent le sol ; et il y a encore celle qui essaie de nourrir son mannequin-enfant en le mettant au sein, mais dont le lait s’écoulera comme un ruisseau sous elle. Progressivement, les différents membres du chœur initial sont ainsi distingués, chaque femme est identifiée par son corps, son rapport à la mort, sa présence sur scène bien à elle.

Accompagnée de musique symphonique ou de silence, la vision initiale continue de se métamorphoser, dans un continuum quasi parfait. Face aux mères endeuillées, apparaîtra une Cérès au bord de l’accouchement, qui fera de l’enterrement des mannequins-enfants une fête grâce aux fleurs qu’elle apporte, plantées dans les trous de leurs corps. Puis sortira de ses cuisses un corps cette fois bien vivant, tout aussi grand que celui des mannequins, corps multiplement tatoué, porteur de plusieurs vies déjà, qui reste longtemps attaché à celui de sa mère par un cordon ombilical. La présence de cet homme-enfant bâtit une symétrie : au deuil des mères dont le lait reste sans bouche à nourrir, répond le deuil de l’enfant qui a tué sa mère en couches. L’un comme les autres passent par de semblables phases, de colères ou de tendresse, et partagent le même besoin de retourner le monde entier. Leurs peines se rencontrent, se comblent pendant un instant trompeur, puis tous se retrouvent sur les barricades.

Les tableaux créés ont l’intensité d’une composition de La Tour (Le Nouveau-né), de Rembrandt (La Leçon d’anatomie) ou de Delacroix (La Liberté guidant le peuple). Cette dramaturgie plastique si soigneusement élaborée se passe entièrement du langage. Le chœur de femme arrive un moment armé de micros sur pieds, mais c’est simplement pour faire entendre leurs soupirs au moment où elles se résignent à renoncer à leurs seins nourriciers. Beauté de cette esquive du langage, que l’on n’attend déjà plus au bout de quelques minutes de spectacle, mais dont on nous rappelle de cette façon l’absence. À cette absence se substitue nos pensées, nos souvenirs, nos affects, un monologue intérieur qui tisse des liens entre cette fresque et notre musée intime, dans lequel se côtoient des souvenirs ancrés dans nos chairs et des réminiscences d’images de guerre devenues quotidiennes, les visages déformés par le désespoir, les cris inhumains qui restent sans réponse.

Quoique l’on devine le contexte qui a pu inspirer ces images, le spectacle est dépourvu de pathos. Sa force réside dans l’alternance d’émotions exprimées, entre tristesse infinie et joie lumineuse, abattement et énergie combattive – expressions soutenues par la musique et à chaque instant plus émouvantes. L’épure scénographique initiale fait place à un monument, en reconstruction permanente, bâti à la gloire des mères en temps de guerre, à leur douleur tragique et à leur résilience. Entre les rectangles de mousse noirs constamment exhumés, jaillit le lait, semence de vie parfois mêlée d’une pluie qui patine l’image et d’autres fois mêlée de sang, parfois eau bénite répandue sur la douleur et d’autres fois gerbes de désespoir.

Ce théâtre-là qui relève de l’indiscipline se situe aux antipodes du théâtre-documentaire. Et pourtant, il en dit peut-être davantage sur les tragédies de notre monde que celui qui prend appui sur les images et les discours qu’il génère. Bashar Murkus fait un pas de côté par rapport au réel, et la portée curative de ce pas de côté semble immense. Plutôt que de  redoubler le réel et ainsi reproduire le désemparement profond que provoquent ses crises, celles qui dépassent la pensée et paraissent condamner à l’impuissance, le metteur en scène crée d’autres images. Grâce à elles, aux métaphores vivantes qu’il invente, il donne le moyen de réapprivoiser les douleurs incommensurables, de convoquer une empathie profonde en ramenant l’humain à ce qu’il a de plus essentiel et qui est encore capable de lier : le corps, la chair, la perte d’un autre corps de la même chair.

F.

 

Pour en savoir plus sur « مِلْك MILK« , rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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