« Contes africains d’après Shakespeare » de Krzysztof Warlikowski à Chaillot

Dans la salle Jean Vilar de Chaillot, Warlikoswki a donné rendez-vous à Shakespeare, Coetzee et Wajdi Mouawad pour explorer les figures d’Othello le Noir, de Lear le vieillard et de Shylock le Juif. Trois personnages incontournables du théâtre shakespearien qu’il ne se contente pas de mettre en rapport, mais qu’il éclaire avec des références plus proches de nous. Un spectacle aux ressources multiples pour un plaisir purement intellectuel.

Mieux vaut avoir bien en tête les trois pièces de Shakespeare pour aborder ce triptyque. Leur entremêlement, l’insertion de morceaux de littérature annexes et le recours inévitable aux surtitres pour ceux qui n’entendent pas le polonais sont autant d’éléments qui en font un objet complexe à la réception. Comme pour Un Tramway et pour La Fin, Warlikoswki a procédé à un montage de textes en kaléidoscope, qui se reflètent mutuellement.

Les trois parties qui composent le spectacle (d’une durée totale de cinq heures) se concentrent successivement sur Shylock, Othello puis Lear. En réalité, certaines scènes sont isolées et placées dans l’une et l’autre partie afin d’assurer les transitions et tracer des parallèles. Dans les trois cas, le texte d’origine est réduit dans ce qu’il a de plus essentiel, afin de saisir le personnage qui domine dans toute sa densité.

Du Marchand de Venise, on ne voit que la signature du contrat entre Shylock et Antonio, la scène des trois coffrets qui réunit Portia et Bassanio, et le procès final à la cour du doge. D’Othello est représenté le mariage, le travail au corps du Maure de Venise par Iago pour faire naître sa jalousie et une scène qui confond les temporalités et évoque pêle-mêle la destitution de Cassio, l’épisode du mouchoir perdu et les demandes pressantes Desdémone pour réhabiliter ce dernier auprès de son mari. Enfin pour ce qui est du Roi Lear, le partage de ses terres entre ses filles aînées ouvre le spectacle avant qu’il ne soit rejeté par celles-là même dans la deuxième partie, et qu’il se trouve finalement incapable de parler suite à son opération du cancer du larynx.

Liberté est prise par rapport à Shakespeare pour donner la parole aux femmes. Comme Peter Sellars avec sa Desdemona, Warlikoswki les fait entendre à travers trois monologues signés par Wajdi Mouawad. Portia est la première. Loin d’offrir le happy ending attendu, elle s’exprime avec violence et douleur sur la condition des Juifs, boucs émissaires nécessaires à l’équilibre de la société. Desdémone, pour sa part, pressent sa mort imminente en tremblant, comprenant la jalousie de son mari créée de toute pièce par Iago, mais se résignant à sa fin avec dignité. Enfin, Cordélia, presque muette chez Shakespeare, communique avec les astres pour sortir de son isolement.

Trois moments de grâce qui rythment cette épopée et qui lui donnent une dimension autre. Ce qui les précède à chaque fois leur prépare le terrain, insensiblement. Du deuxième plan, marqué par les éléments de scénographie chers au metteur en scène polonais – à savoir vitres de plexiglas qui avancent et reculent sur le plateau -, les femmes passent au premier.

Cette scénographie mouvante, qui permet de distinguer deux espaces plus ou moins équilibrés, crée des effets de superposition et de dédoublement. La violence du massacre de Desdémone et le suicide d’Othello sont fortuitement esquivés. Tous deux allongés sur la couche nuptiale au devant de la scène, leurs corps ensanglantés surgissent au deuxième plan, prêtés par deux autres comédiens.

Le plexiglas, matière profondément moderne, sert tantôt de miroir tantôt d’écran, en fonction des éclairages. Surface de projection pour les vidéos projetées en guise d’incipit des deux premières parties du spectacle, il autorise également les comédiens à tourner complètement le dos au public, sans pour autant qu’ils se dérobent à notre vue. Le tout est accompagné d’un fond sonore présent sans être envahissant, qui donne la tonalité quelle qu’en soit la nature.

Dans ce parcours shakespearien, extrait de tout contexte historique, les relations sont investies par les pathologies de notre époque. Othello est un épileptique, Desdémone a des crises de folie, Cordélia a été violée par son père lorsqu’elle était enfant. On se retrouve également dans leurs costumes, dans des paraboles, contes et histoires qui créent des ponts avec le XVIe siècle.

A mesure que le temps passe, la perception se fait plus facile. La progression est flagrante de Shylock à Lear, alors même que la dernière partie du spectacle est la plus dédramatisée. Une fois les ressorts scénographiques intégrés, les comédiens et leurs voix – difficilement identifiables au début du spectacle du fait de la barrière de la langue et des masques d’animaux – associés, ne reste plus qu’à recevoir cette parole intarissable, qui construit autant qu’elle déconstruit les personnages.

Parmi les onze comédiens qui prêtent leur corps à cette fresque monumentale, Adam Ferency, qui interprète avec puissance Shylock, Othello et Lear, ne vole pas la vedette aux femmes, époustouflantes. Dans le foisonnement et la compacité de ce moment de vie partagé par le public de Chaillot, ce sont elles qui nous frappent particulièrement, ainsi qu’une multitude d’éléments éparses difficiles à réinscrire dans la durée et la continuité.

Spectacle qui soumet le corps, tenu assis pendant cinq heures, et l’esprit, qui cherche sans cesse à comprendre et relier, on ne peut pas exactement le dire « accessible ». Par la multitude des références invoquées, Warlikoswki ne se contente pas de mettre en jeu notre perception, mais bien notre bagage culturel, qu’il a tendance à surestimer même s’il l’enrichit.

F. pour Inferno

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