Après avoir exploré l’esthétique baroque avec Le Bourgeois gentilhomme, L’Autre Monde ou les Etats et empires de la lune ou Les Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, Benjamin Lazar change de registre depuis Pantagruel et élargit son champ de travail. En compagnie de Louise Moaty – qui avait mis ces codes au service d’autres ailleurs avec son spectacle Mille et une nuits – il s’aventure avec Le Dibbouk en Europe de l’Est, aux cœur de la culture yiddish du début du XXe siècle. Oscillant entre le conte et la parabole mystique, la pièce de Shalom An-Sky ouvre les imaginaires et fait affleurer des questionnements par le détour du lointain.
Le Dibbouk relate la possession d’une jeune fille par l’homme qu’elle aime, mort de désespoir quand il a appris que son père la mariait à un autre que lui. Par ce nom étrange, aux sonorités orientales, est désigné le démon qui habite Leye et s’exprime à travers elle, qui s’est emparé d’elle alors qu’elle se rendait sur la tombe de son amant, juste avant son mariage. Les plus grands Rebbe se réunissent pour exorciser la jeune fille, la libérer de l’emprise du Dibbouk, en essayant de comprendre ce qui a amené l’esprit du défunt à agir ainsi. Dialoguant avec les vivants et les morts, faisant resurgir le passé pour reconstituer les faits, ils tentent d’exercer une justice humaine qui aspire au divin – mais qui ne peut pour autant raisonner l’amour.
En préambule à cette histoire, Lazar et Moaty proposent un prologue qui permet de pénétrer progressivement dans son univers. Sur le vaste plateau du TGP, simplement occupé par une table entourée de bancs, s’élève le son rauque d’un serpent, instrument à vent qui imite les courbures de l’animal et qui aussitôt transporte dans un ailleurs encore indéterminé. Puis entrent des comédiens, encore sans identité, encore dissociés de leurs personnages, qui à tour en de rôle, sur un mode polyphonique, lancent des questions. Questions existentielles sur la naissance et sur la mort, sur la croyance et la science, sur les superstitions qui accompagnent la grossesse d’une femme ou sur le sens des préceptes de la Torah, la loi juive… – questions formulées par An-Sky dans un texte intitulé L’Homme. Toutes ces interrogations restent en suspens, sont laissées sans réponse autres que celles que chaque spectateur peut leur apporter, et se superposent, s’accumulent, font dériver, déplacent, jusqu’à conduire au bord d’un abyme. Cette entrée en matière permet l’arrivée sur scène de la dizaine d’acteurs et des trois musiciens, qui peu à peu forment une communauté et esquissent les contours de la yeshivah, le centre d’étude de la Torah où prend d’abord place l’intrigue.
Penchés sur les écritures ou chantant des psaumes, les comédiens prennent progressivement du relief et s’inscrivent dans le groupe qu’ils forment. On passe insensiblement d’une matière diluée, fuyante mais qui exerce une certaine fascination à des contours plus nets, une lente mise en place de l’intrigue et de ses protagonistes. Se distingue ainsi peu à peu l’étudiant Khonen, présenté comme un érudit qui s’est perdu dans la Kabbale, qui s’est détourné de la Torah pour se tourner vers l’ésotérisme et le mysticisme. Mais plutôt que de le rapprocher de la vérité métaphysique, ses recherches le font douter de la parole divine et côtoyer des forces obscures qui effraient ses camarades. En marge, dans l’ombre du plateau, il assiste à l’annonce des fiançailles de Leye et s’effondre aussitôt. La communauté met du temps à se rendre compte de sa mort, occupée à célébrer cette nouvelle avec l’heureux père Sender. Puis arrivent les noces fatales qui signent pour de bon le basculement dans le malheur – et dans le surnaturel.
Bien que les protagonistes en jeu ne soient pas si nombreux, la présence sur scène des comédiens aux rôles secondaires ou changeants produit un effet de groupe qui anime la représentation du drame. Ils expriment par leur présence discrète mais bien réelle un foisonnement qui souligne l’importance de la communauté, du prolongement qu’elle constitue à l’entourage familial et du poids qu’elle peut avoir dans cette culture. Invités à la noce ou témoins du procès de Sender, ils créent un autour de la tragédie et ils l’inscrivent dans une réalité plus vaste. La vie prend aussi place par la présence de la musique, si chère aux artistes, composée par Aurélien Dumont et coordonnée par Geoffroy Jourdain. Qu’elle accompagne les échanges ou constitue un intermède, elle module les registres suivant les situations et contribue avec les nombreux livres qui jonchent la table ou les lumières crépusculaires qui s’invitent sur le plateau à immerger dans une atmosphère singulière, mystérieuse, mélancolique, moins ancrée dans le temps et l’espace que située dans un imaginaire intemporel, dans une mémoire collective qui évoque les peintures de Chagall.
La précision du travail mené autour de ce texte et de tout ce qu’il porte avec lui apparaît quand les acteurs se mettent à parler hébreu ou yiddish avec la même facilité que s’ils s’exprimaient en français. Plutôt que d’imposer un écran de surtitres, ces fragments qui révèlent la prégnance de la religion dans le quotidien sont aussitôt traduits sur scène, par un interprète en retrait, qui n’impose pas sa présence. La continuité est dès lors totale de la pièce d’origine, écrite en yiddish, à sa représentation aujourd’hui sur une scène française, et c’est cette complète imprégnation des comédiens qui atteint le spectateur, moins suivant un mouvement de la scène à lui, par transposition, adaptation, réappropriation, que de lui à la scène, comme invité à entrer par effraction dans un monde autonome mais pas totalement étranger.
Du début à la fin du spectacle, l’intrigue prend le dessus sur tout l’univers créé autour d’elle en amont : la richesse d’une matière qui oriente vers de multiples directions et enivre presque fait progressivement place au récit resserré de Leye et de son Dibbouk. La densité des symboles et des significations veut alors se substituer à l’étendue des questionnements et des champs de réflexion, suivant un changement d’axe, d’orientation de l’horizontale à la verticale, un passage presque imperceptible qui s’opère, avec la même fluidité avec laquelle communiquent et dialoguent le monde des vivants et le royaume des morts dans la pièce.
F.
Pour en savoir plus sur « Le Dibbouk », rendez-vous sur le site du TGP de Saint-Denis.