Le célèbre adjectif « kafkaïen » a été élaboré à partir de l’œuvre de Kafka, Le Procès. Il désigne une situation telle que celle dans laquelle est pris son héros, Joseph K. : après avoir été arrêté sans motif, il s’engage dans un bras de fer avec la Justice et se perd dans le dédale de l’administration judiciaire, cherchant à tous prix à faire reconnaître son innocence – en vain.
Pour K., tous les moyens sont bons pour se tirer d’affaire. Si son premier réflexe n’est pas, comme son oncle, d’engager un avocat, il ne laisse aucune possibilité de côté, allant de la corruption des hommes qui l’arrêtent à la séduction des femmes qu’il croise, du peintre officiel Titorelli aux enfants qui peuplent les labyrinthes du système.
Dans un premier temps, son combat consiste moins à comprendre pourquoi il est accusé, que de faire reconnaître son innocence. Son détachement initial fait place à un désir de défier la Justice, avant qu’il ne devienne obsédé par son procès et qu’il coopère avec elle, perdant de vue les questions essentielles de son crime et de sa culpabilité.
En réalité, dans le système auquel il est confronté, il n’est pas besoin d’être criminel pour se sentir coupable. Chaque parole et chaque geste sont enregistrés par les deux hommes qui viennent l’arrêter. L’inculpé entre dans cette logique et sonde à son tour son passé, à la recherche de ce qui pourrait lui être reproché.
Dans l’œuvre de Kafka, le personnage de K. est relativement insaisissable, et le peu qui nous est offert nous le fait apparaître comme un antihéros. Ses pensées prennent le pas sur ses décisions, ses hypothèses, ses « peut-être » l’habitent et l’étouffent, presque autant que les couloirs interminables des greniers qui servent de bureaux à la Justice. Le personnage est réduit à un support, dénué de psychologie et ne vivant que dans l’interaction avec les personnes qu’il croise.
La progression narrative de l’œuvre s’appuie donc sur différents épisodes indépendants les uns des autres : des dialogues, des rencontres, des illusions d’échappatoires écartées les unes après les autres sans qu’il y ait de réelle progression. Bien qu’inachevée en son centre, l’œuvre se referme sans surprise avec la mise à mort de K., dépourvue de tout sentiment.
Il est tentant de faire une lecture politique de cette œuvre et d’y voir une satire d’un régime totalitaire non nommé. Dans son adaptation de l’œuvre de Kafka, Orson Welles développe cette dimension, situant le héros dans les années 1960.
Incarné par Anthony Perkins, K. se voit doté d’un peu plus de psychologie, même s’il reste cet être dont la seule identité réside dans le statut d’accusé. Les espaces étouffants et oppressants de Kafka ont fait place à de hauts couloirs infinis, des portes qui s’ouvrent les unes sur les autres et des montagnes d’archives dans chaque recoin.
Les principaux épisodes sont présents, mais plus rapidement enchaînés, au risque de faire l’ellipse de la répétition du même. Le temps semble évacué du film, encore plus que dans le livre de Kafka. Ce qui frappe le plus est probablement d’avoir situé la parabole de la Loi – scène très célèbre du livre qui se situe à la fin – en incipit.
Welles n’a pas prétendu adapter l’œuvre en la respectant fidèlement. Son intention était d’avantage de s’en inspirer, comme si c’était un rêve, ou plutôt un cauchemar, qu’il partage avec Kafka. Ses contre-plongées et ses décors fantasques donnent une charpente à cet univers, mais cela ne peut se substituer au style délectable de Kafka, entre absence et ironie.
Le Procès est un roman de situation, un roman qui explore « une possibilité élémentaire de l’homme » pour reprendre l’expression de Kundera dans L’Art du Roman. Avec une matière banale, prosaïque, la bureaucratisation, et une pincée de fantastique, il réussit à offrir une poétique forte, qui invite à l’identification.
F.