AVERTISSEMENT : IL EST RECOMMANDE DE NE PAS LIRE CET ARTICLE AVANT DE VOIR LE SPECTACLE.
AVERTISSEMENT 2 : CETTE APPRECIATION EST LE RESULTAT D’UNE EXPERIENCE TOTALEMENT SUBJECTIVE.
Memento Mori, « souviens-toi que tu vas mourir ». Le titre du dernier spectacle de Pascal Rambert, cosigné par Yves Godin serait plus exact s’il était « Memento natus fuisse », « souviens-toi que tu es né ». Au travers d’une expérience aux croisements de la danse et de la performance, les deux artistes amènent à vivre un éveil aux sens des plus déroutants
La représentation commence à l’extérieur de la salle, avec une mise en garde qui sera réitérée à plusieurs reprises : les spectateurs sont priés d’éteindre leur portable et « toute autre source de lumière ». Sur le programme on peut lire : « Nous informons les personnes sensibles à la claustrophobie que le spectacle comporte de longues plages d’obscurité totale ». De telles indications ne sont pas sans rappeler les exigences inflexibles de Claude Régy.
Une fois installés, après une dernière injonction, la lumière décroît, lentement, par paliers. Le noir est longuement installé, le temps que les pupilles se dilatent, que la perception s’exacerbe. Cette plongée dans l’obscurité la plus totale – on ne peut même pas se repérer dans l’espace par rapport aux sorties de secours lumineuses normalement obligatoires – n’est que le début d’un long parcours jusqu’à la lumière, au cours duquel les artistes nous amènent à expérimenter une venue au monde.
Le noir complet a d’abord pour effet d’isoler du reste du public. L’attention portée à la scène, invisible, est telle qu’abstraction est faite d’autrui. Au bout d’un moment qui semble interminable, simplement ponctué par une matière sonore encore légère mais totalement aréférentielle, l’œil semble enfin saisir un mouvement. Un instant je me demande si ce n’est pas parce que j’ai mis mes lunettes et non mes lentilles ce jour-là, qu’il me semble voir bouger quelque chose, si loin. Il s’agit pourtant bien d’une tache, non pas de lumière, mais quelque chose de plus clair que le noir environnant, qui serait impossible à distinguer si mon regard ne s’était pas habitué à l’opacité.
Ces traces sur fond noir se démultiplient, et bougent, mais lentement, et à distance. Les sens sont placés dans une myopie telle qu’aucune mise au point ne peut préciser la vision, confirmer des intuitions. Ma raison m’indique que ces traînées grisâtres sont des corps, et que l’impression qu’ils flottent dans l’air n’est qu’un effet de la profondeur de la scène. Mais à ce stade, les membres ne sont qu’à peine esquissés. Le flou accapare tant mes sens que je ne ressens rien, sinon un mélange d’appréhension et de curiosité. La montée en puissance que l’on peut pressentir prend progressivement la forme d’une mise au monde, d’un accouchement, non pas métaphorique mais bien réel.
Après les corps supports de lumière – ou plutôt source de lumière car on ne peut identifier sa provenance – ce sont les grandes parois qui se détachent dans l’obscurité : les côtés, le fond puis le sol. Dire « lumière » est encore trop fort, ce sont des nuances de sombre et de clair dans la nuit. Une telle sollicitation des sens donne une conscience aigüe de soi. Pour mon malheur, les fauteuils du T2G sont larges et les rangées généreusement espacées. Un sentiment de panique croît, accompagné par la matière sonore, de plus en plus sensible.
Cette montée en puissance s’accompagne de sentiments de plus en plus variés, en particulier la vulnérabilité et l’insécurité, grandissantes. Pourtant il y a cette curiosité, cette tension vers ce qui effraie, qui m’empêche de boucher les canaux, de me contenter de dormir tranquillement. Je ne suis ni bien ni tout à fait mal, mais le besoin de crier qui me prend est de moins en moins répressible. Et soudain je comprends pourquoi les bébés crient à la naissance : le monde qu’ils perçoivent est encore trop indistinct pour être rassurant, et trop présent pour être nié, abstracté. Les corps, de plus en plus cernables, plus seulement troncs mais encore décapités par l’obscurité, deviennent docteurs et infirmières, tendus vers moi. Sur les fonds plus clairs, ils se détachent, encore plus clairs – mais pourtant si imperceptibles – ou plus foncés. A quoi cela tient-il ? Cela mon bon sens ne le dit pas, la technique d’Yves Godin me dépasse largement.
L’absence de parole, de récit, de narration, ni même de bruit sur la scène, la matière sonore provenant d’ailleurs, nous englobant, est substituée par une monologue intérieur, ou plutôt utérin, un flux qui ne s’arrête jamais, et s’accélère, dit tout cela. A ce stade, on atteint l’acmé, le sommet. Non pas la lumière vive, au contraire, le noir, à nouveau, mais la force sonore. L’envie d’hurler que c’est trop fort, aux limites du supportable, et le ventre noué. Le temps est si long, si dilaté, le spectacle est interminable – une heure, pourtant – et la douleur croissante.
Après ce pic, un cercle rouge au sol, le ventre de la mère qui respire, est entouré par les corps, qui l’entourent. La venue au monde ne s’accompagne pas de clarté, pas encore. Ce qu’il se passe est encore incompréhensible. Est-ce une orgie, ces corps que l’on semble percevoir en contact, les uns sur les autres, au sol ? Est-ce l’origine de tout cela, l’acte sexuel ? Des bruits étranges, déroutants accompagnent ce mouvement. Des crissements, des matières liquides, des respirations jusque-là inaudibles. La clarté blanche révèle que non, ce n’est pas du sang, le sang de l’enfant né, mais la lumière qui rougit une matière qui reste encore inidenfitable. Et à l’intérieur, l’on crie : mais qu’est-ce ? qu’y a-t-il après la naissance ?
La lumière, la vraie, celle tant attendue, arrive enfin, et nous montre une certaine version de la vie. Outre les corps, des… des bananes, des tomates, du raisin, des aubergines… Et au milieu, cinq hommes, en tenu d’Adam au jardin d’Eden. Lentement, ils se relèvent, marquant clairement la position fœtale. Dans le désappointement, la surprise, je me demande : mais qui est né ? eux ou moi ? Il faut briser pour de bon le mouvement pour que le public applaudisse. Mais qu’applaudit-il ? sa propre venue au monde ? ou une performance de danseurs dans une indistinction travaillée qui procure une expérience sensorielle originale ?
Le bouleversement est fort au moment de me précipiter dehors, tout en me bouchant les oreilles de crainte de me sentir seule dans cette perception, si intime et profonde. Avant de me renseigner sur le projet des artistes, de me reporter à leur note d’intention, poursuivre le discours utérin et les maudire : qui impose à un autre de revivre son propre accouchement ? qui impose une telle violence, la moins commune ? La nausée ne trompe pas sur la puissance de ce qui vient de se passer.
Le vague des propos de Rambert et Godin ajoute encore à la confusion. Ils emploient des expressions comme « retour aux origines », « avant le mouvement », « avant la chute »… Mais elles sont bien trop universelles et communes par rapport à ce que moi j’ai vécu ! L’art comme expérience ? Cette devise du T2G empruntée à Dewey n’a jamais été aussi vraie. Sa force, ce soir-là, est indiscutable, et si tel était leur but, il est brillamment atteint.
Et pourtant… là où le bât blesse, est que l’issue d’une naissance biologique ne peut être qu’inférieure à la vie elle-même. Si le souvenir du choc reste puissant, si l’on reste abasourdi encore un bon moment, tout cela est rapidement relégué au rang du cauchemar car il serait intenable de faire autrement et que la vie, la vraie, nous appelle.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Memento Mori », rendez-vous sur le site du Théâtre de Gennevilliers.