« mauvaise » de debbie tucker green, mis en scène par Sébastien Derrey au T2G – douloureux combat de la parole contre le silence

Alors que les théâtres ont travaillé d’arrache-pied pendant des semaines dans la perspective de leur réouverture mi-décembre, qu’ils ont réinventé leurs saisons, leurs horaires et leurs modalités d’accueil tandis que les artistes reprenaient intensément les répétitions, animés par l’espoir de retrouver enfin le public, cinq jours seulement avant la date de réouverture annoncée, le Premier ministre annonçait qu’elle n’aurait pas lieu, démontrant, une fois de plus, un violent mépris à l’égard des artistes et les structures culturelles, jugées inessentielles – moins essentielles en tout cas que les magasins de vêtements, de sport, de décoration, de jouets ou de farces et attrape. Cette décision soumet à nouveau à l’épreuve de la patience ceux pour qui la culture n’est pas un bonus dans le quotidien, mais le métier, la raison de vivre, la passion, mais elle fournit surtout de nouveaux motifs de colère – sentiment qui s’ajoute à l’épuisement, la lassitude et la perte de sens, maîtres de nos quotidiens depuis plusieurs mois.

Dans le désert culturel annoncé jusqu’en janvier, le T2G a néanmoins trouvé le moyen de créer un espace de résistance, qui prend des allures d’oasis. Le Centre dramatique national de Gennevilliers a décidé de maintenir quelques dates des représentations de mauvaise, spectacle qui aurait dû être créé en novembre à la MC93 et qui a été reporté mi-décembre au T2G. Après les annonces du 10 décembre, ces représentations auraient encore dû être annulées, renvoyées à un avenir incertain alors que se pressent et se chevauchent dans les mois à venir près d’un an de théâtre depuis mars dernier. Trois représentations, uniquement ouvertes aux programmateurs et journalistes, ont cependant permis que le texte de debbie tucker green, figure éminente de l’avant-garde théâtrale britannique, soit pour la première fois créé en France et qu’il trouve ainsi une forme certes diminuée d’existence, auprès des professionnels du secteur à défaut du public, mais d’existence tout de même. Pour que la nouvelle contrainte du couvre-feu soit respectée, le spectacle a donc été présenté pour trois dates à 17h30, devant une poignée de spectateurs. L’ambiance est complice, feutrée entre les visages masqués qui pour la plupart se connaissent ou se reconnaissent, mais ceux qui ont le privilège de retourner une dernière fois en salle avant de clore l’annus horribilis 2020 sont loin de fanfaronner.

Il faut dire que le plateau n’inspire pas l’émerveillement ni la joie, à première vue. Rien de spectaculaire n’attend les happy few, qui découvrent au moment de s’installer un plateau remarquablement vide, dont le cadre a été diminué jusqu’à dessiner un rectangle précis, simplement occupé par une chaise, vide. Dans l’obscurité qui signale le début du spectacle, une voix de femme s’élève, qui chante un psaume chrétien. Sa voix est forte, enjouée. Elle est bientôt reprise en écho par une autre voix, un peu moins nette, un peu moins emballée. Lorsque la lumière éclaire le plateau, le chant se poursuit, tandis qu’avance Séphora Pondi, actrice découverte dans Désobéir, dont le corps massif vibrait de joie. Elle se tourne vers Jean-René Lemoine, apparu entre temps sur la chaise, et lui demande de parler : « Dis-le. Dis-le, Papa ». Ces quelques mots, entrecoupés de silence, suffisent, inexplicablement, à révéler de quoi il retourne. L’impression immédiate que le mal plane est peut-être déclenchée par la silhouette qui longe le plateau, à contre-jour, celle de la mère, qui, dans l’obscurité de la scène, continue à fredonner le psaume. L’image autant que le chant imposent la réminiscence d’un autre psaume, celui chanté par le révérend Harry Powell dans La Nuit du chasseur. Alors que les deux enfant, John et Pearl, sont en fuite, le tartuffe à leurs trousses, ils l’entendent jusqu’au cœur de la nuit entonner une mélodie entêtante qui les hante.

Ici, la menace n’est pas celle de la mort. Une fille s’avance, et demande à son père de parler. D’emblée, il ne fait aucun doute qu’il est question d’inceste, et si le mot n’est jamais prononcé, si le crime reste jusqu’au bout tu, indicible, indicibilisé, quelques indications, rares mais précises, viendront confirmer la première intuition. Un contexte plus global permet peut-être d’expliquer pourquoi cette intuition s’impose avec la force de l’évidence. La rentrée a en effet été marquée par la diffusion du podcast Ou peut-être une nuit, composé de 6 épisodes dans lesquels Charlotte Pudlowski démonte étape par étape la terrifiante mécanique de l’inceste, de l’intime au politique. Avec Dorothée Dussy, autrice du Berceau des dominations. Anthropologie de l’inceste, référence que la journaliste partage avec Sébastien Derrey, le metteur en scène de mauvaise, Charlotte Pudlowski invite à penser l’inceste comme une conséquence de notre société patriarcale, comme le symptôme d’une des nombreuses formes de domination sur laquelle elle est fondée.

Une fille demande donc à son père de parler. Mais le père reste muet. La fille se tourne alors vers sa mère, venue du fond de la scène au centre du plateau, sur une nouvelle chaise, et la traite. Elle la traite de chienne et maudit au-delà d’elle toutes les générations qui la précèdent, parce qu’elle est complice du crime, par son silence. La mère ne cille pas, malgré la violence des propos de la fille, et l’invite à se calmer, à se taire. Mais la parole déborde, crépite, ce sont là les premières étincelles d’une éruption encore souterraine, mais inévitable. Un nouveau noir, une nouvelle chaise, un nouveau personnage venu s’y installer le temps du noir : la fille se tourne cette fois vers la sœur. La sœur qui savait elle aussi, qui remerciait Dieu chaque soir de ne pas être à la place de l’autre, et qui priait pour qu’elle ne tombe pas enceinte. La fille exige son témoignage, mais la sœur ne dit se souvenir que de bouts seulement. Elle décrète en revanche de manière catégorique que ce qui n’est jamais nommé, l’inceste, est le résultat d’un choix de la mère, un choix simple, parce qu’elle était forte, dit-elle. La mère, elle, dira plutôt qu’elle était « mauvaise » dès le moment où elle était dans son ventre – comme si créer de toute pièce un destin, une fatalité, pouvait excuser l’horreur, ou simplement l’expliquer.

Nouveau noir, nouvelle chaise, nouvelle sœur. La pureté cinématographique de ces apparitions silencieuses fonctionne à chaque coup. Cette autre sœur, cependant, n’accepte pas de témoigner. Pire encore, elle est dans le déni complet et refuse de prêter l’oreille à l’indicible, à ce qui pourrait troubler son enfance préservée et heureuse. Elle essaie d’empêcher l’éruption volcanique de la parole, elle impose le silence. Le bras de fer qui oppose les deux sœurs révèle la puissance du langage de debbie tucker green, qui dès les premiers instants s’est imposé par sa poésie, son caractère extrêmement précis et écrit, malgré les formes orales dont il s’inspire. Océane Caïraty, la deuxième sœur, mieux que tous les autres acteurs présents au plateau, fait retentir cette poésie car elle la chante, l’interprète comme une partition au point de faire oublier la partition. Elle donne de la souplesse à cette langue heurtée, qui fait sauter les jointures, dans laquelle les « que » conjonctions de subordination disparaissent, les sujets sont avalés, les objets tus, les fins de phrases dérobées, jusqu’à ce que ne restent plus que les verbes, ou presque. Seul ce personnage qui revendique son droit à l’ignorance réussit à transformer les défaillances de cette langue en forces, à se l’approprier en multipliant les néologismes. Comme debbie tucker green, qui refuse d’écrire son nom et le titre de ses pièces avec des majuscules comme l’exige la convention, elle se dérobe aux règles trop pensantes et en invente de nouvelles. Cette maîtrise de la langue est néanmoins violente, et cette violence reflète celle qu’elle fait subir à sa sœur, qu’elle refuse d’écouter, mais aussi de laisser parler. Elle lui coupe la parole – une parole déjà trébuchante –, lui impose le silence, l’oblige à écouter le silence qui la rassure, et démontre à quel point elle est complice de la « fabrique du silence » qui permet l’inceste.

Les trois sœurs débattent, de ce qui doit être dit, de ce qui est vrai, de ce qui a pu être construit. La plus jeune nie la douleur de la première, lui reproche de se complaire dans sa posture de victime. Ce qui achève de prouver qu’elle sait – s’il était seulement envisageable qu’elle ne sache pas – c’est que quand elle s’approche le plus de la vérité, elle reproche à sa sœur : pourquoi ce serait toi qu’il aurait préférée, et pas moi ? La jalousie qu’elle exprime comme malgré elle ouvre un abîme. Le précipice paraît déjà immense, mais il est encore creusé par une dernière apparition, inattendue. Alors qu’on croit la cellule familiale complète après l’arrivée de la plus jeune des sœurs, une autre présence masculine entre dans la ronde : un frère. Lui n’est pas criminel comme son père. C’est même tout l’inverse, il est une autre victime, contraint de faire ce que la mère refusait de faire. L’aînée des sœurs, la première, celle qui a été violée et qui demande des comptes, éprouve d’abord des difficultés à admettre ne pas être la seule victime, à comprendre le silence du frère pendant tout ce temps – alors qu’elle a elle-même vécu dans le silence autant de temps. L’effet miroir entre les deux est vertigineux, douloureux, jusqu’au moment où ils réalisent qu’il sera plus facile de briser le silence à deux.

A deux, à trois, les uns se confrontent aux autres. Ils livrent des bouts de la vérité, mais sans jamais vraiment atteindre le cœur du sujet. Ils s’approchent de l’horreur, mais ne font que tourner autour, la cerner – comme ils cernent le père, qui, quand il est sommé de parler, réplique : « Je ne suis pas obligé de répondre ». Le père impose, imperturbable, le silence. Si ses doigts, ses mains ne frémissaient pas parfois, il paraîtrait aussi absent que le Dieu que prient la mère et les sœurs. Confrontés à ce mur, les enfants, la fille surtout, se tournent vers la mère, presque plus mise en cause que le père. Ce déport souligne le fait que l’inceste, s’il est le fait d’un seul, est permis par tous ceux qui entourent le criminel et la victime, qui tapissent l’horreur de silence pour préserver la cellule familiale. A défaut de réussir à mettre en cause le père, ils font prendre la mesure de l’horreur à la mère, qui découvre ce qu’elle ne savait pas. Parole et silence se conjuguent encore de manière extrêmement puissante lorsqu’elle pousse alors un cri muet, qui déchire son visage, tord son corps noué de douleur, et fait ainsi entendre un cri aussi retentissant que celui de Munch.

La force et l’élégance de la mise en scène de Sébastien Derrey réside dans le fait qu’elle est entièrement mise au service de l’écoute de la parole de debbie tucker green, véritable personnage principal du drame. Disciple de Régy, Derrey donne l’impression de confronter à une scène totalement vide, mais chaque instant du spectacle révèle la précision de la mise en scène qu’il compose à partir du texte. Elle se manifeste rapidement à travers la partition minutieuse des noirs, des apparitions, des placements et des adresses, puis des corps qui ne se touchent pas, distants, souffrants, incapables de s’approcher pour se soutenir. Une fois l’espace et les corps appréhendés l’œil se montre attentif aux lumières douces, dorées, presque tendres, qui découpent des ombres nettes. Mais l’oreille, interpelée par le son de gouttes irrégulières sur de la tôle, suggère que la douloureuse scène de confrontation a lieu un jour de bruine grisâtre, un de ceux qui n’a même pas l’allant des tempêtes et des déluges, un jour chagrin où les aspects les plus sombres de nos vies s’emparent de nous. La langueur de cette pluie molle est parfois interrompue par une tension, créée par une vibration régulière, qui évoque celle d’un téléphone qui vibre avec insistance, mais auquel personne ne répond, alors que tout le monde l’entend. L’instinct qui presse chacun d’interrompre ce bruit crée un sentiment d’urgence qui aiguise les sens.

Ces procédés aussi discrets que puissants permettent une mise en écoute extrêmement nette de la langue de debbie tucker green. Ils la font retentir, d’autant plus justement que son but est de surmonter le silence qui entoure l’inceste, le tabou qui commence à peine à être entamé grâce à des œuvres comme celle-ci, ou des chiffres effrayants – 3 enfants par classe de CM2 en moyenne sont victimes d’inceste, lit-on de plus en plus souvent. Ce spectacle, aussi violent qu’esthétique, aussi esthétique que violent – comme la langue de l’autrice qu’il fait entendre – s’impose in fine comme une injonction à parler, à écouter, pour mettre fin au crime et à la complicité qui le rend possible.

F.

 

Pour en savoir plus sur « mauvaise », rendez-vous sur le site du T2G.

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