Un an avant Des arbres à abattre, Thomas Bernhard publie Le Naufragé, en 1983. Ce roman remarquable par son style extrêmement singulier, fondé sur le motif du ressassement, place en son cœur le pianiste Glenn Gould. Cet artiste canadien exactement contemporain de l’auteur autrichien, célèbre pour ses interprétations des Variations Goldberg de Bach, lui sert de point de départ à une réflexion sur la quête destructrice de l’absolu en art.
De la même façon que la pièce d’Ibsen, Le Canard sauvage, tenait une place importante dans Des arbres à abattre, Thomas Bernhard part une nouvelle fois d’un élément issu de la réalité pour nourrir sa fiction – en l’occurrence un pianiste qui a réellement existé. Néanmoins, ce Glenn Gould qui hante le passé du narrateur, n’est pris en considération que par rapport à un troisième personnage, Wertheimer.
A la nouvelle du suicide de son ami de toujours, Wertheimer, le narrateur revient sur les causes qui ont pu le conduire à cette extrémité. Le point de départ de sa réflexion remonte vingt-huit années plus tôt, lors de leur rencontre à la master class du professeur Horowitz du génial Glenn Gould. Alors encore en formation, le jeune interprète au piano décourage définitivement les deux autres par son talent, malgré leur virtuosité incontestable et leur avenir assuré dans le milieu.
Une simple démonstration de son excellence pianisitique les amène en effet tous deux à renoncer à leurs études, à se défaire de leur piano et à consacrer le reste de leur vie aux sciences humaines. Quelques années après leur rencontre, les trois hommes se retrouvent aux Etats-Unis où Gould s’est retiré pour perfectionner sa maîtrise, se refusant à se produire sur scène. Ces deux moments clés de leur histoire commune suffiront à gangréner leurs deux vies entières.
Inlassablement, le narrateur se remémore ce passé et recherche des indices programmatiques de la mort de Wertheimer. Dès leur première rencontre, Glenn Gould l’avait pressentie en baptisant ce dernier le sombreur. Par la suite, sa complaisance dans le malheur, son amitié néfaste avec le narrateur, la mort naturelle du génie quelques mois avant son suicide et le départ inattendu de sa sœur avec un riche industriel Suisse sont autant d’éléments à prendre en considération pour expliquer son geste. En les articulant chaque fois différemment, le narrateur compose une oeuvre aux variations infinies qui ne manque pas de faire écho à celles de Bach.
En parallèle de ces vies explorées à la loupe, se trouve la situation du narrateur, ce naufragé encore bien vivant. Après l’enterrement de son ami, il se rend à Traich où Wertheimer a passé ses derniers jours. Il va donc dans l’auberge où il a séjourné chaque fois qu’il est venu lui rendre visite, et attend longuement l’arrivée de l’aubergiste. Telle est la toile de fond minimale de son ruminement, révélée à travers des incises du type « pensai-je là, dans l’auberge ». Du seuil de l’auberge à son arrivée à Traich, le présent est ainsi considérablement dilaté, totalement envahi par le passé.
In fine, même ses dialogues avec l’aubergiste puis avec le gardien de la propriété, toujours rapportés de son point de vue extrêmement subjectif sur le mode du discours indirect libre, nourrissent encore ses pensées sur Wertheimer. Le récit s’achève avec son entrée dans la chambre du suicidé, où se trouve sur le tourne-disque l’enregistrement des Variations Goldberg par Glenn Gould.
Les informations que livre le narrateur sur sa propre vie, en parallèle de son discours sur Wertheimer et sur Glenn Gould, dévoilent progressivement les origines de son récit. Egalement détourné de ses ambitions par Glenn Gould, lui a survécu à son dégoût pour le piano et à sa haine pour Vienne et l’Autriche en s’exilant à Madrid. Là, il s’est une fois de plus attelé à son projet d’écrire un essai sur Glenn Gould, afin de rendre compte de cette personnalité insaisissable qu’il a connue dans l’intimité. Cent fois recommencé, il finit par réaliser, au moment d’arriver à Traich, qu’un essai sur le pianiste est indissociable de l’histoire de leur amitié à tous trois avec Wertheimer.
Comme Des arbres à abattre, le roman devient le récit de sa propre écriture. Les dernières pages correspondent aux moments qui précèdent la rédaction des premières, reproduisant à l’échelle macroscopique du livre la figure de l’enfermement qui le structure à chaque phrase, par le motif de l’inlassable répétition. L’unique paragraphe qui constitue le roman a pour effet d’immerger dans une conscience torturée, cynique et pessimiste, qui se fait le témoin incomparable d’une célébrité mondiale.
F.
Une critique littéraire accompagnée d’une vidéo musicale… quel savant mélange ! Bravo !
Bonjour,
J’ai découvert votre blog, que j’aime beaucoup, à l’occasion de cette belle critique du Naugragé et je crois qu’outre le plaisir et d’écrire – de formuler nos émotions plus que d’inventer – nous partageons aussi quelques goûts littéraires. Je me permets donc de vous signaler le dernier et magnifique roman de Laure Limongi, « Soliste », qui dessine à son tour un portrait de Glenn Gould en empruntant la structure des Variations Goldberg…
(J’en ai fait une longue présentation sur mon blog assortie de plusieurs extraits du livre qui pourront vous en donner un aperçu.)
« de lire » et d’écrire …
Bonjour !
Je vous remercie pour votre commentaire, ainsi que pour le renvoi sur votre blog. La lecture que vous me conseillez a l’air en effet passionnante.
Merci pour ce retour et ce partage et à très bientôt !
F.