« Tandis que j’agonise » de William Faulkner – Requiem pour une mère

En avril 1934, paraît en France la traduction de As I Lay Dying, de l’Américain William Faulkner. Le roman est préfacé par Valéry Larbaud, lecteur d’Edouard Dujardin et de James Joyce qui a le premier employé l’expression « monologue intérieur » pour qualifier la technique singulière de ces auteurs, qui déplace la perspective du lecteur en révélant l’intériorité des personnages. Le rôle d’introduire cette œuvre lui revient logiquement, car Tandis que j’agonise est uniquement composé des monologues entrecroisés des membres d’une famille et de leur entourage, autour du corps d’une mère mourante.

Tandis que Cash scie les planches qui serviront de cercueil à sa mère, juste en-dessous des fenêtres de sa chambre, son père, ses frères et sa sœur s’agitent autour de la mourante. Tous sont pris entre le quotidien qui les sollicite et l’attente incertaine du dernier souffle ; entre l’espoir déjà mince de la voir se rétablir et l’anticipation de la fin qui les rendra pour de bon à la vie : Darl et Jewel rentrent du travail au champ, Dewey Dell évente sa mère, et Vardaman, le petit dernier, revient à la maison avec un gros poisson qu’il a pêché. Le père, lui, hésite. Il se demande s’il doit envoyer ses fils faire un chargement qui leur rapporterait trois dollars, et s’il a bien fait d’envoyer chercher le docteur qu’il va falloir payer. Les voisins, Cora et Tull, se joignent au chœur silencieux qui entoure la mère, muette, immobile, presque morte déjà, mais qui ne quitte pas des yeux Cash, pour suivre la progression de son travail.

Avant même le dernier souffle de sa femme, les décisions d’Anse Bundren troublent son repos. Il choisit d’envoyer ses fils à la ville, privant leur mère de leur présence à ses côtés, et en particulier de celle de Jewel, son préféré. Puis, une fois qu’elle trépasse, il se met en tête de respecter coûte que coûte le souhait qu’elle a émis dans sa jeunesse, d’être enterrée aux côtés de ses parents, à Jefferson, à plusieurs miles de là où ils habitent. Sourd aux recommandations des voisins et connaissances qui l’encouragent à renoncer, il embarque le cercueil terminé à la hâte sur la charrette et entraîne tous ses enfants dans un long périple.

Le voyage est d’autant plus long que la famille Bundren se confronte aux éléments. La pluie d’abord, qui fait monter le niveau d’eau des rivières, au point que le pont par lequel ils devaient passer est détruit. Plutôt que de faire un détour pour rejoindre l’autre rive, Anse s’entête et passe au gué : la charrette manque de se renverser, Cash est blessé, les mules sont embarquées dans le courant et meurent. Ce n’est là que la première station d’une longue passion – non pour la morte qui pourrit lentement dans son cercueil –, mais pour les vivants. Chacun des enfants est poussé à bout, blessé dans ce qu’il a de plus cher dans ce long voyage jusqu’à Jefferson, irrémédiablement abîmé, physiquement ou moralement. Mais le père s’obstine, et rien ne l’arrête – ni la douleur de Cash qui perd une jambe, ni le feu, ni les mystères de Dewey Dell, ni les questions de Vardaman, ni la rage de Jewel, ni la folie de Darl.

Ce chemin de croix jusqu’à la tombe s’écrit en chapitres plus ou moins courts, qui laissent tour à tour entendre l’un ou l’autre personnage, faisant chaque fois varier la perspective sur les événements. La voix de Darl, l’âme artiste de la famille, le poète au don d’ubiquité, ouvre ce chant polyphonique puis le domine. Celle de Vardaman, le plus jeune, se distingue elle aussi par sa poésie bien particulière, celle propre à l’enfance. Cash, par comparaison, est laconique, tout entier voué à son travail de charpentier, plus expressif par ses mains que par ses mots. Jewel, lui, s’entend par la voix des autres, plutôt que par la sienne propre, et par ses colères sourdes et ses gestes héroïques qui défient le destin. Son langage à lui est avant tout corporel, et se déploie pleinement quand il enfourche le cheval qu’il a gagné à la sueur de son front, quand son corps se confond avec celui de l’animal malgré sa fougue qui paraît indomptable. Dewey Dell, la seule fille de la fratrie, n’est qu’invocations, à la recherche d’un sauveur qui pourrait la décharger du fruit que son amant a déposé dans ses flancs. Le père, enfin, Anse, ne fait quant à lui que ruminer sa promesse de respecter le vœu de la morte, ne laissant presque rien entrevoir d’autre dans son horizon intérieur – jusqu’à ce que son obstination excessive mette sur la voie de ses véritables intentions, peu avant le coup de théâtre final.

Autour d’eux, s’entend encore la voix Cora, la voisine qui ne parle qu’en versets de la Bible, totalement imprégnée de la parole évangélique jusque dans le secret de ses pensées. Ses principes chrétiens sont d’autant plus affirmés qu’elle désapprouve la conduite du père, et condamne même celle de la morte, a posteriori. Tull, son mari, désapprouve aussi Anse, mais avec moins de véhémence. Leurs monologues, comme ceux du médecin, ou du pasteur, élargissent la perspective sur cette famille. Quand ils n’évoquent pas le passé, ils offrent un point de vue extérieur sur ses membres – l’étrangeté de Darl, la conduite équivoque d’Addie par le passé, l’entêtement criminel d’Anse… S’ajouteront encore aux monologues de ces personnages, ceux d’un autre voisin, et de deux droguistes auprès de qui Dewey Dell cherche de l’aide.

Dans ce chœur de plus en plus large, les voix dominantes restent néanmoins celles des membres de la famille Bundren. Du ressassement de leurs réflexions et de leurs regards parfois convergents surgit une épaisseur qui évoque la vie. Tous remarquent par exemple, au début de l’œuvre, le bruit lancinant de la scie de Cash. Le bruit devient progressivement un motif qui travaille la perception et produit un effet de durée. La communauté de pensée et de sensibilité qu’ils forment se manifeste encore par de nombreux détails qui parcourent l’œuvre et circulent d’un monologue à l’autre. Alors que Jewel comparait ceux qui entourent la mère à des busards, Vardaman fait le décompte de ceux véritables qui suivent leur cortège funèbre, attirés par l’odeur de plus en plus forte qui se dégage du cercueil.

Au cœur de ce chant à plusieurs voix fait soudain irruption celle de la morte. Jusqu’ici omniprésente, immobile dans son lit, puis dans son cercueil, au milieu des siens, ballottée par le voyage, elle se fait à son tour entendre. Elle se souvient de sa rencontre avec Anse, de son mariage, des enfants qu’elle a eus avec lui, et de ceux qu’elle lui a donnés pour masquer le secret de la naissance de Jewel. Au cours de cette rétrospective, elle redit sa conviction que les mots ne servent à rien, parce qu’ils ne collent pas à la réalité, qu’ils « ne correspondent jamais à ce qu’ils s’efforcent d’exprimer ». Cette remarque discrète livre peut-être la clé de l’œuvre de Faulkner. Entre les membres de cette famille, la communication est lacunaire. Presque rien n’est dit à voix haute, le langage intérieur domine de très loin les dialogues effectifs. Cette dépréciation de la parole affecte jusqu’aux monologues des personnages, à l’étendue limitée, et qui toujours tournent autour de ce qui représente l’essentiel pour chacun sans l’atteindre, dans lesquels la suggestion l’emporte sur la formulation, l’explicitation.

De cette défiance à l’égard du langage, cette carence de communication, mise à l’épreuve par le décès et ses suites tantôt tragiques tantôt burlesques, se dégage néanmoins un sentiment d’immersion profonde dans l’intimité de l’univers paysan du sud des Etats-Unis. A mesure que la famille progresse jusqu’à Jefferson, qu’elle s’approche de la ville, les spécificités du monde rural s’affirment. Mais au milieu des réflexions crues, terre à terre des personnages, ponctuées des termes techniques du travail aux champs, surgissent parfois des élans poétiques ou des éclairs de lucidité. Les pensées de Vardaman traduisent ainsi sa perception brute de la nature et du réel, une perception qui ne s’encombre pas de la raison et qui donne lieu à une parole nourrie d’images puissantes. Cash, quoique plus concis, fait quant à lui preuve d’une pénétration profonde quand il entrevoit que l’entêtement du père et les actions surhumaines de Jewel pour préserver le cercueil de sa mère des éléments qui le menacent vont peut-être à l’encontre du destin que le bon Dieu a réservé à la défunte. Cette alliance paradoxale de la simplicité rustique et de la clairvoyance élève peu à peu le récit au rang d’épopée, à la densité inépuisable.

Cette œuvre, traduite en français quatre ans après sa publication originale, suscite dès sa découverte l’admiration des milieux littéraires. Le chœur orchestré par Faulkner autant que l’univers qu’il dépeint paraissent d’une originalité remarquable. Outre l’admiration qu’expriment Malraux, Sartre ou Beauvoir, le roman connaît une fortune toute singulière en France, grâce à Jean-Louis Barrault. Ce jeune homme de théâtre, ami proche d’Antonin Artaud, choisit de s’en emparer et de le porter à la scène, révolutionnant avec son spectacle, Autour d’une mère, la pratique de l’adaptation romanesque. Pour quelques dates seulement, il présente au Théâtre de l’Atelier un mimodrame mémorable, qui marque profondément le public d’initiés qui y assiste. Le souvenir qu’en gardent les spectateurs perdure, notamment celui de la scène au cours de laquelle Jewel dresse son cheval. Elle devient un de ces moments de théâtre mythiques qui se transmettent de génération en génération et qui réussissent de cette manière à transcender le caractère éphémère de cet art. En témoignent ces lignes d’Artaud :

On n’oubliera plus la mort de la mère, avec ses cris qui reprennent à la fois dans l’espace et dans le temps, l’épique traversée de la rivière, la montée du feu dans les forges d’hommes à laquelle sur le plan du geste répond une autre montée du feu, et surtout cette espèce d’homme-cheval qui circule à travers la pièce, comme si l’esprit même de la Fable était redescendu parmi nous.

 

F.

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