La magie des images de Cassiers : « Bloed en rozen » à l’Odéon

Avec Bloed en rozen, Cassiers soumet son spectateur à un nouveau choc esthétique. À partir du texte de Tom Lanoye sur les histoires mêlées de Jeanne d’Arc et de Gilles de Rais, il crée un objet entièrement offert à la perception du spectateur.

Tom Lanoye s’est servi de documents historiques et de récits du Moyen-Âge pour lier les destins de deux figures majeures de la Guerre de Cent ans. Lorsque la Pucelle de Domrémy réussit à prendre la tête de l’armée du dauphin de France, guidée par ses Voix, elle se retrouve aux côtés du maréchal Gilles de Rais. Le noble développe une fascination pour cette femme hors du commun et sa mort le renvoie à ses activités d’alchimie et de sorcellerie, et à ses pratiques perverses.

La confrontation de ces deux personnages qui ont mis à l’épreuve les valeurs morales de leur époque soulève le problème de la foi et du rapport à Dieu jugé par l’Eglise. Jeanne se travestit en homme et clame sa virginité, frôlant l’insolence, prête à tout pour suivre les recommandations de ses Voix et intègre jusque dans la mort. Malgré ses invocations au diable et ses pratiques condamnables, Gilles, quant à lui, se revendique serviteur de Dieu et accepte sereinement de mourir pour lui.

Pureté et sacrilège sont punis avec autant de sévérité par l’Eglise. L’excès est le point commun de ces deux figures tragiques qui viennent déranger le confort bourgeois des évêques et notables de la cour de France. Gilles de Rais passe du second au premier plan dans la succession de leurs histoires tragiques, physiquement nouées sur le plateau par la substitution des corps à des rôles différents. Ainsi, Abke Haring qui a d’abord incarné Jeanne d’Arc prête ensuite ses traits au jeune moine Francesco Prelati. Ce même physique et cette même voix semblent donner sens à la pathologie sexuelle de Gilles : ce qu’il recherche en violant de jeunes garçons avant leur mue n’est autre que le corps travesti de Jeanne.

Outre les comédiens, le parallèle et la continuité entre les deux destinées sont marqués par la scénographie remarquable de Cassiers. Les chanteurs du Collegium Vocale Gent matérialisent successivement les Voix de Jeanne et les Démons de Gilles. L’effet d’écho est encore plus frappant avec les scènes de procès des deux coupables – ou victimes. Le même dénuement sonore et visuel contraste avec le reste du spectacle, caractérisé par l’inventivité technique.

En effet, le travail de Cassiers ne se limite pas au plateau. Sans cesse, le regard du spectateur est appelé en plusieurs endroits, créés en direct par l’usage très poussé de la vidéo. Les scènes jouées de face dans un espace neutre alternent avec celles filmées en temps réel et projetées sur un écran irrégulier. L’esthétique est celle de la superposition.

De trois quart ou de profil, les comédiens sont filmés par une caméra sur le côté, dont l’image est restituée de face au spectateur. À ceci, s’ajoutent des images en arrière-plan, projetées sur des écrans latéraux, et dont l’effet mimétique est redoublé par les sons. Les personnages sont ainsi représentés dans une cour de château, sur des remparts, dans un intérieur médiéval ou dans une église. Malgré l’instabilité de ces images construites sous les yeux du spectateur, le réalisme est puissant.

Il faut à plusieurs reprises renoncer à lire les surtitres pour apprécier la fabrication de cette magie visuelle. Sur le plateau, les comédiens trouvent parfaitement leur place face aux caméras situées en coulisses, et jouent avec autant d’émotion que s’ils étaient tournés vers le public. Un trajet invisible se dessine sur le plateau qui va des écrans latéraux à celui qui surplombe la scène, en passant par les corps en présence des personnages.

Ces corps qui font le lien et qui donnent chair à l’image sont encombrés de costumes extrêmement soignés. Les gestes sont rendus maladroits par une traîne interminable de robe, des coiffes de guerre majestueuses et d’énigmatiques mains qui pèsent sur les épaules des comédiens. Ces bras articulés de mannequins démultiplient les corps et disent tantôt le pouvoir, tantôt la soumission à un trop grand nombre de conseillers ; tantôt la maternité et la séduction, et tantôt l’honneur et la prière pour les deux héros.

Ces silhouettes, devenues monstrueuses dans l’obscurité étudiée du plateau, sont un nouvel appel aux sens, déjà constamment en éveil. Le travail sur le son et l’image immerge le spectateur dans cet univers qui rappelle celui de Jean-Jacques Annaud dans Le Nom de la Rose, alors même que la théâtralité est constamment à vue, entre les micros et le matériel technique qui occupe les bords du plateau.

Une fois de plus, Cassiers a mis son talent singulier au service d’un spectacle qui rend indispensable le regard unifiant du spectateur.

F. pour Inferno

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