« L’Immoraliste » d’André Gide – conversion ou déchirement

Après avoir rencontré un certain succès avec les Nourritures terrestres en 1897, Gide reprend quelques années plus tard la même période de sa vie pour s’inspirer de son nouveau roman, L’Immoraliste. Les événements à peine perceptibles en filigrane dans son œuvre-poème sont ici ramenés au premier plan, et l’éthique louée sur le mode de l’incantation persuasive est désormais présentée au travers d’une découverte par l’expérience. Les deux œuvres, dont la continuité est signalée par le personnage de Ménalque, apparaissent ainsi comme le pendant l’une de l’autre. Par inversion, après le discours théorique vient donc le récit de la douloureuse conversion de Michel.

L'Immoraliste - peintureLe pacte de lecture mis en place par Gide au début de L’Immoraliste évoque celui de Joseph Conrad dans Au cœur des ténèbres : un narrateur écrit à son frère une lettre afin d’introduire le récit de Michel qu’il a fidèlement retranscrit pour lui. Par cet effet de mise en abyme, qui présente la narration comme un document, la fiction est mise à distance, et l’authenticité revendiquée. Celle-ci est encore renforcée par le ton de Michel, que reproduit le narrateur par écrit, particulièrement solennel et grave alors qu’il se confesse à ses amis. Pour leur raconter les événements qui ont eu lieu depuis son mariage, quelques temps plus tôt, il adopte en effet la posture de celui qui a péché, qui fait son mea culpa non pour trouver l’empathie ou solliciter le pardon, mais pour alourdir encore son fardeau.

Le récit de Michel commence avec son mariage avec Marceline, aussitôt suivi par leur départ en voyage de noces en Afrique. Là, Michel l’érudit, tout entier préoccupé par l’esprit, tombe malade et frôle la mort, avant de revenir progressivement à la vie. Sa lente convalescence prend la forme d’une résurrection, jusqu’à ce que le couple retourne en France, en Normandie d’abord, où il fait l’épreuve d’une nature domptée, puis à Paris, où il renoue avec une vie ordonnée, soumise aux contraintes sociales. Lorsque Marceline tombe à son tour malade, Michel cède déjà de plus en plus à ses désirs, quitte à faire des choix au détriment de la santé de sa femme.

Comme dans d’autres œuvres de Gide, qui s’inspire de sa propre biographie pour écrire, l’histoire de Michel est celle d’un déchirement entre l’éducation protestante qu’il a reçue, la morale rigide à laquelle il s’est d’abord soumis, et la découverte de la vie, dans ce qu’elle a de plus absolu. Entre le sentiment du devoir et de la vertu, et la célébration du moi et le déploiement de la volonté. Là se prépare la dichotomie entre la sensation et la pensée, la nature et la culture en jeu dans les Nourritures terrestres.

ôAionÒàaEntation of imageÐ>ÞLa métamorphose de Michel se joue autour de sa maladie, qui lui a fait prendre conscience de la valeur de la vie. Contre son corps, sa faiblesse, ses dérèglements, il affirme son désir de vivre et œuvre lui-même à sa propre renaissance, par la force de sa volonté. Le culte du beau, nourri au cours de ses promenades avec les enfants, sa quête de la joie et l’écoute de ses désirs le ramènent à la santé. Mais la conversion n’est pas encore complète, et Michel ne comprend que plus tard, une fois qu’il a de nouveau limité sa propre liberté avec son retour à Paris, l’importance de se libérer de toute possession matérielle et de toute attache, pour s’épanouir.

Le récit se construit autour de deux longs voyages, deux descentes vers le Sud, la Méditerranée, qui seuls paraissent capables de permettre l’épanouissement des instincts. Dans cette lente découverte de soi, on voit comment le passage d’un milieu à l’autre cristallise le déchirement de Michel, à quel point le milieu dans lequel le personnage se trouve détermine son éthique. Pas encore pleinement assumée, elle change de Biskra à la Normandie, puis à Paris. Elle est ainsi chaque fois éprouvée devant l’attitude d’un enfant en Algérie, au cours d’une pêche avec un paysan, lors de soirées mondaines, face à Ménalque l’épicurien, au cours de nuits de braconnage… Mais plus encore par la présence continue de Marceline.

Car ce qui empêche Michel de se laisser aller pleinement à ses désirs, c’est l’amour qu’il porte à sa femme. Elle a beau incarner tout ce qu’il rejette, toute la morale contre laquelle il se construit en nouvel homme, il ne peut assumer d’aller jusqu’au bout de son raisonnement et la délaisser pour sa faiblesse – dans un premier temps du moins. Marceline, qui reste à ses côtés tout au long des multiples phases de sa lente transformation lui permet de prendre la mesure de son propre changement. C’est elle qui lui fait comprendre que sa recherche de la pureté absolue prend progressivement la forme d’une fascination pour ce qui n’est pas moral, et même d’un encouragement au crime.

L'ImmoralisteSon immoralité à lui, en revanche, reste discrète. Michel a beau vouloir se présenter à ses amis dans toute son horreur, ses vices et délits ne sont qu’à demi-formulés, suggérés, non assumés, simplement laissés entrevoir, produisant un effet plus dramatique encore. L’homosexualité, l’individualisme coupable forment le cœur de l’œuvre, mais brillent par leur absence – comme l’horreur découverte au cœur des ténèbres, dans l’œuvre de Conrad, indicible. En outre, Michel ne va pas au bout de son affranchissement social, de sa conquête de lui-même qui place sa liberté au-dessus de toute altérité. S’il fait ce récit, en présence de ses amis, c’est qu’il n’assume pas toute la portée de sa nouvelle morale, qu’il en est lui-même impressionné, et qu’il attend d’eux qu’ils le ramènent au monde – de là la lettre liminaire du narrateur à son frère, pour solliciter son aide en lui trouvant une fonction en tant que Président du conseil.

En-deçà du récit de cette conversion, de la mise en valeur de ses différentes étapes, de l’affirmation progressive de l’antithèse sur laquelle elle se fonde, ce que l’on perçoit est la densité de l’autobiographie. Certains détails évoqués ne sont pas disséminés en vue de construire une narration plus vraisemblable, mais au contraire simplifiés par rapport aux implications parfois complexes de certaines situations bien réelles. Cette matière vécue que l’on devine à l’origine de l’œuvre empêche de la simplifier par quelques formules manichéennes. C’est elle qui lui donne une ampleur d’ensemble, et qui confère à certaines pages une intensité qui rend plus sensible encore que le discours la portée d’une telle conversion.

F.

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