Le Livre de l’intranquillité est l’unique œuvre en prose du poète portugais Fernando Pessoa. Posthume, elle est constituée de centaines de fragments non organisés les uns par rapport aux autres, écrits entre 1913 et 1935. Cette œuvre, immense, insaisissable, s’apparente à un journal intime entièrement consacré à l’exploration de la sensation. La lecture singulière de ces fragments, inévitablement inscrite dans la durée, impose progressivement au lecteur une discipline stoïcienne, proche de celle adoptée par le narrateur à l’égard de la vie.
Outre les œuvres qu’il a signées de son nom, Fernando Pessoa a écrit de nombreux recueils de poèmes, attribués à ceux qu’il a appelé ses hétéronymes. La création d’Alberto Caeiro, d’Alvaro de Campos ou de Ricardo Reis, pour ne citer que les plus connus, a permis à Pessoa de décliner différents styles de poésie, irréductibles à une seule personnalité. Grâce à cette démultiplication fertile, son œuvre représente à elle seule la variété des courants poétiques de son époque, tant du point de vue l’inspiration que des formes qu’ils explorent.
Bernardo Soares occupe une place particulière dans cette constellation. Il est désigné par Pessoa comme « semi-hétéronyme », désignant par là sa proximité avec lui. Non pas poète mais prosateur, Soares apparaît chaque fois que l’orthonyme est fatigué ou somnolent. Cette relation singulière dévoilée dans sa correspondance, est déguisée dans le Livre de l’intranquillité. L’œuvre est en effet précédée d’une présentation qui lui donne un cadre romanesque : Pessoa y raconte sa rencontre avec Soares et la façon dont celui-ci lui a remis un manuscrit dans un café – le recueil de fragments en question.
La mort de Fernando Pessoa survenant avant qu’il ait pu ordonner les fragments entre eux, il revient à l’éditeur de les agencer. L’exercice est d’autant plus difficile qu’il est arbitraire : mis à part ceux qui sont datés, Christian Bourgois fait le choix de les regrouper en fonction de thèmes récurrents.
Ce geste éditorial révèle un dimension importante du Livre : ses fragments ne sont pas les germes d’une œuvre romanesque en puissance dont l’ordre pourrait être reconstitué. De façon significative, l’œuvre est sous-titrée « Autobiographie sans événements ». Sa dimension narrative se réduit à la situation de Bernardo Soares, aide-comptable dans une entreprise de textile dans la ville de Lisbonne. Les fragments qui relatent ses relations avec le patron Vasquès, son collègue Moreira ou le garçon de bureau sont loin d’être les plus nombreux, regroupés pour la plupart au début du Livre. Quand ces figures resurgissent par la suite, elles rappellent le cadre fictionnel dans lequel prend place le narrateur, qui tend le reste du temps à être oublié, placé au second plan.
Bernardo Soares est en effet moins caractérisé par sa vie concrète, son statut social, son travail et ses relations, que par son attitude par rapport au réel. Il se définit lui-même comme un rêveur, en marge du monde. Néanmoins, il a beau être un observateur aigu de la vie et de ceux qui l’entourent, la matière de ses rêves n’est pas celle-là – sans quoi il serait un simple auteur.
Ce qui accapare l’attention de Soares est sa sensation. Absorbé par le moindre mouvement de son âme, il s’observe avec une acuité toute scientifique. La fatigue, l’ennui et le rêve diurne forment alors la triade de ses pensées et de ses écrits. S’ils restent un sujet d’observation perpétuel, c’est que l’ambigüité est permanente entre le plaisir et la douleur que lui procurent de tels états.
La plupart du temps, le rêve est loué comme la meilleure échappatoire possible à la vulgarité du monde et des hommes. Quels que soient le lieu ou le moment, Soares se retire du présent et atteint par la rêverie consciente les pays les plus exotiques et les temps les plus reculés. Pour lui, rien ne vaut ce voyage, libre, infini, atemporel. Dans ces moments-là, ses dimensions ne sont plus humaines mais universelles, et il se fait l’héritier de tout ce qui le précède.
Néanmoins, l’excès de rêve le conduit parfois à l’ennui, et le narrateur se trouve alors dans l’incapacité d’écrire. Cette perte de son pouvoir de conversion du réel, de transformation de la vie en rêve, a un effet de dépersonnalisation, profondément douloureux. Ces intervalles, comme il les appelle, ne se manifestent qu’au moment où ils prennent fin, quand enfin ils peuvent être écrits, la poésie finissant par resurgir.
Un tel rapport au monde n’est pas sans conséquence sur ses relations aux autres. A de multiples reprises, Soares exprime la nausée que fait surgir l’attitude de ses pairs, sa souffrance à leur contact et sa difficulté à se contraindre aux codes sociaux les plus primaires. La satisfaction personnelle, l’ambition, l’importance donnée au plaisir corporel sont autant de choses qu’il rejette avec violence.
Ses penchants le tournent alors plus volontiers vers les personnages de romans, les figures représentées dans les tableaux ou les silhouettes peintes sur des porcelaines. Sans que jamais il ne rêve d’un contact physique, qu’il répugne par-dessus tout, il rêve ses amours avec ces êtres de fiction, irréels. Alors que les Grands Textes qui ont d’abord constitué le Livre de l’intranquillité laissent encore une large place à une présence féminine, diaphane, édulcorée, muette, celle-ci disparaît presque totalement dans les fragments qui forment aujourd’hui la matière la plus importante de l’œuvre. Le « tu » auquel ces textes symboliques s’adressaient disparaît, ainsi que les envolées abstraites qui les caractérisaient.
Son corps est ainsi totalement évacué de ses préoccupations, relégué à un rang inférieur. Néanmoins, l’une des constantes de son écriture est son observation des variations climatiques les plus ténues. Ancré dans la ville de Lisbonne, même limité à quelques rues de la Ville Basse – dont celle des Douradores où se trouve son bureau – il se dépeint fréquemment à la fenêtre. Le soin méticuleux qu’il a alors développé pour parler de ses sensations est mis en œuvre pour décrire les couleurs des nuages et leur mouvement, où les nuances de pluie et d’obscurité.
A ces tableaux s’ajoutent les bruits lointains de la ville, le passage d’un tram jaune suivant ses rails en sonnant, les voix de ses voisins ou des passants dans la rue, ou encore le souffle du vent, venu de l’océan. Cette écoute du monde – bien qu’il soit dépeuplé, que ses habitants ne soient réduits qu’à des voix ou des ombres – sont saisissants par leur force et leur acuité. Tournée vers l’extérieur, le réel, sa prose atteint son plus haut degré de poésie et séduit par l’engouement esthétique qu’elle fait naître.
Néanmoins, la lecture du Livre de l’intranquillité est aussi singulière que l’œuvre elle-même. Sa fragmentation tout d’abord met à l’épreuve l’instinct qui amène à nouer les paragraphes entre eux, instinct nourri par l’agencement des fragments par l’éditeur. Si un même thème justifie la plupart du temps un regroupement de fragments, le rapprochement repose parfois simplement sur le retour anecdotique d’un unique mot. Sont ainsi involontairement liés des morceaux supposés rester autonomes, indépendants les uns des autres.
A mesure qu’est atténué le cadre fictionnel des fragments, concentré dans les premières pages, leur teneur impose une discipline tout à fait particulière. De la même façon que Bernardo Soares s’efforce de suivre une attitude stoïcienne à l’égard du monde et des événements, la lecture de ses textes impose un certain état d’esprit, en équilibre entre la joie et la morosité.
Profondément inscrit dans la durée, le parcours du lecteur dans l’œuvre est soumis à l’épreuve du temps et des humeurs personnelles. Le moindre sentiment de mélancolie, d’abattement ou de tristesse due à des circonstances intimes ouvre une brèche dans lequel l’ennui et le dégoût de vivre de Bernardo Soares s’infiltrent avec force. L’état de dépression est alors accru par l’œuvre, dont l’influence est supérieure à celle que l’on attribue d’ordinaire à un objet littéraire ou artistique.
A contrario, une trop grande joie jure avec l’humeur égale du narrateur, et est immédiatement ramenée à un état plus tranquille, celui-là même qu’il s’efforce d’atteindre. Au fil des six cents pages qui composent le Livre, le lecteur s’éduque donc aux côtés de Bernardo Soares à une indifférence curieuse, purement esthétique, en équilibre entre le détachement qui conduit à se détourner de l’œuvre et l’identification destructrice qui empêche sa lecture. Qu’elle ait un effet thérapeutique ou dévastateur selon les lecteurs qui s’y essaient, cette œuvre est donc loin de laisser indifférent.
Le Livre de l’intranquillité semble bien s’inscrire dans la lignée des manuels de philosophie et autres traités de sagesse dont les titres adoptent la même structure. Néanmoins, conseils, méthode et mise en application de l’enseignement sont ici une seule et même chose. Mis à l’épreuve de l’attitude de Bernardo Soares vis-à-vis du réel, le lecteur prend conscience de son propre rapport à la vie qu’il est ainsi invité à redéfinir. Au cours de la traversée de ces fragments, la confrontation ne se situe donc pas tant avec le narrateur, aussi singulier soit-il, qu’avec soi-même.
F.
Une jolie balade lisboète s’impose. Elle commence par le 16 rue Coelho da Rocha et s’achève au Monastère de Jéronimos, sans oublier de passer à Brasileira au Barrio Chiado et chez Moutinho de Arcada sur la Praço do Comercio.
Ravie que tu te sois intéressée à celui pour qui « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas ».
Bel article 🙂
J’y retournerais bien en suivant cet itinéraire !
J’ai visité Lisbonne alors que je ne connaissais encore rien de Pessoa. En revanche, le lire en ayant une image de la ville, le souvenir de ses couleurs et de ses bruits a largement ajouté au plaisir de la lecture !
Ca donne envie de retourner à Lisboa tout ça…