1908, Proust a renoncé à écrire La Recherche. Malgré la fièvre et la fatigue, il rédige pour Le Figaro un article, « Contre Sainte-Beuve », qui prend la forme d’une « conversation avec maman », et devient finalement un essai conséquent sur la littérature, et plus encore, un embryon du livre qu’il décide de reprendre après cette expérience. Aux reproches adressées au critique littéraire, se mêlent ainsi dans cette œuvre inclassable les commentaires sur quelques grands auteurs, et une collection de souvenirs que l’on retrouve amplifiés dans A la Recherche du temps perdu.
Les quatre premiers chapitres de l’œuvre – « Sommeils », « Chambres », « Journées », « La Comtesse » – déroutent le lecteur en attente de réflexions sur la création littéraire et sur sa réception. Il s’agit là d’une collection de souvenirs qui associe l’essai à un récit d’enfance. On retrouve ainsi une première version des premières pages de la Recherche, sur la perte de conscience progressive du dormeur, réveillé par le souci de s’endormir, puis un portrait de celle qui sera Mme de Guermantes. Ces quelques pages, d’une densité extrême, focalisées sur l’impression plutôt que sur les faits, dévoilent également un épisode central dans la vie du narrateur alors jeune adolescent, que l’on ne retrouve pas dans l’œuvre finalement conçue. Il s’agit de sa découverte du plaisir sexuel, dans l’intimité d’un cabinet, et l’expression métaphorique de sa jouissance par l’attention portée à la sève d’une branche de lilas cassée par mégarde.
Au détour d’un chapitre, on passe de l’enfant à l’adulte, celui qui écrit des articles dans le Figaro et qui en discute la valeur avec sa mère. Mais encore une fois, le récit est interrompu par le décryptage minutieux d’une sensation, par le resurgissement du souvenir, l’impression d’un rayon de soleil sur un balcon ou le fantasme de l’auteur qui imagine les réactions de ses lecteurs en découvrant son article. Une fois venu à bout de sa pensée, de la réflexion qui l’extrait du monde, réapparaît le dialogue avec sa mère, qui révèle sans pudeur l’intimité filiale, à travers des expressions et des surnoms lourds de sentiments. De nouveau, le narrateur à venir de la Recherche s’incarne, se révèle de chair, s’inscrit dans la réalité presque triviale, là où il ne paraîtra que sensations épurées et réflexions dans le livre.
La conversation engagée pour de bon, prennent alors place les propos sur Sainte-Beuve, à qui Proust reproche sa méthode critique. L’originalité de sa façon de faire repose sur l’enquête minutieuse sur la vie de l’auteur, par sa fréquentation ou celle de ses proches, qui éclaire selon lui l’œuvre, permet de lui donner du sens et d’en dégager la valeur. Proust revendique à l’inverse la dissociation nette de la vie et de l’écriture, et recommande d’approcher les œuvres de l’intérieur, par leur écriture, sur un mode sensible. Il illustre sa contre-méthode en revenant sur les propos de Sainte-Beuve sur Nerval, Baudelaire et Balzac et en dégageant la singularité de chacun d’entre eux, à partir de leur style : la subjectivité, le souvenir et le rêve ; la sensibilité exacerbée prête à atteindre le mal, et l’importance de la composition ; l’appréhension de la réalité et le retour des personnages. Aux reproches sévères adressés à Sainte-Beuve s’opposent donc les éloges qu’il propose, qui révèlent en creux les éléments qu’il placera au cœur de sa propre poétique.
Faisant de la littérature un monde à part, totalement indépendant de la réalité, Proust en vient progressivement à formuler une idée centrale dans sa création, celle de la supériorité de la vie littéraire. Il reproche ainsi à Balzac la confusion qu’il fait entre les deux, et esquisse son idéal, transformer la vie en art. Cette révélation amène Proust à généraliser ses remarques sur la création en conclusion. Il met alors en valeur sa conception du style – « Dès que je lisais un auteur, je distinguais bien vite sous les paroles l’air de la chanson, qui en chaque auteur est différent de ce qu’il est chez les autres » – puis annonce ce qui fera la singularité du sien, la découverte d’un « lien profond entre deux idées, deux sensations », capable de ressusciter le passé et d’extraire du présent.
L’ironie de la démarche de Proust est qu’il reproche à Sainte-Beuve une méthode qu’il met lui-même en œuvre pour le critiquer, en invoquant des éléments de sa vie et des anecdotes pour appuyer son propos. Mais plus encore, ce blâme prend place dans une œuvre autobiographique. L’identité entre l’auteur et le narrateur ne fait ici aucun doute, Proust parle bien en son nom – ce qui ne sera plus le cas dans la Recherche, quand ces souvenirs et ces fragments de vie seront précisément esthétisés, transformés en art. Il n’est donc pas étonnant de voir le propos se déplacer encore après les chapitres sur les auteurs, et de lire des pages sur l’inversion, sur les noms ou sur Guermantes, autant de thèmes que l’on retrouvera plus tard dans la Recherche.
Mais outre le fait que Proust met déjà en garde contre l’association réductrice de l’auteur à son personnage, avant même d’avoir écrit son œuvre, la valeur de l’essai réside dans le dépassement extraordinaire de son sujet. On se trouve là dans le laboratoire de l’écrivain, à un stade où son œuvre n’est encore que latente, mais tout entière en lui, et où son style n’est pas encore parfaitement au point, non travaillé, parfois trébuchant, multipliant les hypallages et les parenthèses qui retranscrivent les mouvements impromptus de sa pensée. De même, l’enchaînement des chapitres est factice, les unités ne sont pas encore liées entre elles, reste précisément le travail de composition de toutes cette matière, après l’avoir développée. L’un des premiers gestes qui s’impose alors est de répartir la révélation du phénomène de mémoire involontaire dans l’œuvre, alors qu’il est ici situé en préface. Le Contre Sainte-Beuve offre donc une genèse à la Recherche, une histoire de l’œuvre que Proust pense ne pas avoir pu écrire, et qu’il n’a en réalité pas encore écrite, l’idée de ce livre encore à venir.
F.