Avec La Vie est un rêve, Jacques Vincey nous livre une nouvelle mise en scène magnifique dont il a le secret. Partant de la récente traduction du texte de Calderón par Denise Laroutis, il monte un spectacle à la fois fidèle et audacieux, classique et contemporain. Cet équilibre du juste et du séduisant, caractéristique de son travail, lui permet de s’emparer avec intelligence de monuments du patrimoine théâtral et de les offrir à la perception des spectateurs, réjouis.
Pièce caractéristique du Siècle d’or espagnol, de l’art baroque européen, La Vie est un songe mêle de façon étroite deux intrigues développées au cours de trois journées. Celle qui domine relate l’histoire de Sigismond, prince de Pologne emprisonné à la naissance. C’est son père, le roi Basile, qui l’a fait enfermer après avoir lu dans les astres qu’il serait un monarque tyrannique. Pour soulager sa conscience et juger de la justesse de la prophétie, il décide de mettre Sigismond au pouvoir durant une journée et de placer cet épisode sous le sceau du rêve s’il échoue à régner de façon magnanime.
Dans la tour même où le prince est confiné, arrive de Moscovie Rosaura. Déguisée en chevalier, le jeune fille est venue en Pologne se venger d’Astolphe, neveu du roi qui l’a délaissée. Au moment de l’arrêter pour la mettre à mort, le précepteur de Sigismond, Clothalde, découvre qu’elle est son enfant et s’engage à l’aider à laver son honneur. En contre-point de ces destins tragiques, chargés de réflexions métaphysiques sur le rêve, l’illusion, et la réalité, se trouve le valet Clairon, figure carnavalesque qui prend en charge le rire, et malheureuse victime de toutes ces machinations.
Ces contrastes très baroques, entre tragique et comique, entre mensonge et vérité, entre la mort et la vie, entre le mal et le bien ou simplement entre la prison et le palais, sont parfaitement rendus par la mise en espace de la pièce. La scénographie de Mathieu Lorry-Dupuy, minimale et pourtant pleine de ressources, est extrêmement efficace : les dimensions du plateau du Théâtre 71 sont réduites par un cube ouvert au public, dont les parois sont faites d’une matière translucide qui permet de multiples jeux de lumières, d’effets de voilé-dévoilé.
A mesure que la représentation progresse, des pans de mur sont abattus au sol. Ces ouvertures ont pour rôle d’assigner des places aux personnages en fonction de leur rang et de leur noblesse d’âme, selon leur largeur ou leur hauteur. Ces parois envahissent le sol jusque-là vide, et discernent ainsi différents espaces. Tout l’enjeu du spectacle se matérialise en eux : il s’agit de les ouvrir, de les occuper, d’y mettre un autre à sa place, ou enfin, de trouver sa place.
L’un d’entre eux est d’emblée distingué : celui de la prison. Celle-ci n’est pas représentée par quatre murs comme de coutume, mais par un creux latéral, inscrit dans la scène et constamment dévolu à cet unique usage. Antoine Kahan en surgit après avoir rampé, magnifique, tel un animal. Le sable qui s’y trouve vieillit les traits de son visage, redouble ses gestes avec grâce et dit sa fougue quand il tente de se rebeller. La chaîne qui lui ceint les hanches, matérialisation concrète de son emprisonnement, a quant à elle pour effet de limiter son aire de jeu à l’espace qui lui est réservé.
La déclamation d’abord mélodramatique du texte par Estelle Meyer laisse heureusement place à un rythme plus fluide qui révèle une lecture lente du texte, une attention aigüe à ses richesses. Avec beaucoup d’habileté, le comique est décelé dans les moments les plus tragiques, l’allégeant sans le désamorcer totalement. Les attitudes et le parler des comédiens rappellent à plusieurs reprises notre époque, mais sans anachronisme, produisant un savant mélange entre baroque et contemporain.
Cette coexistence de deux temps se retrouve également dans les costumes, à la fois historiques et modernes. Nets et brillants, tout entiers au service de la dramaturgie et escortés de quelques accessoires, ils s’inscrivent parfaitement dans la scénographie. Habitée par les comédiens, celle-ci s’ouvre et se déploie progressivement grâce à un double-fond, qui permet la représentation de tous les jeux d’esquives et de cache-cache.
Sur la scène, la représentation de cette esthétique du contraste est remise entre les mains de Marie-Christine Soma, en charge des lumières. Un premier effet laisse présager du soin qui leur est apporté, lorsque le noir initial grâce auquel les spectateurs sont invités à entrer dans la fiction, est percé de tubes orangés lumineux, répartis de façon symétrique dans l’espace. Par la suite les différentes intensités, multiples et colorées, guident le spectateur dans la perception du texte et de ses monologues abstraits.
Suivant le chemin tracé par Calderón, la mise en scène révèle que les antithèses que l’on a relevées et en lesquelles résident la puissance et la complexité de la pièce, n’en sont pas. L’exacerbation de ces oppositions montre à quel point elles sont complémentaires – telles les deux faces d’une même pièce – et combien elles sont caractéristiques de la condition humaine. La dimension morale de l’œuvre, concernant la responsabilité de celui qui rêve, retentit alors avec force.
Jacques Vincey ne craint pas d’ennuyer son public et étend sa représentation dans le temps – le spectacle dure deux heures et demie. Au sein de cette durée, les multiples ressorts qu’il invoque attisent notre curiosité, interpellent nos sens et nous font doucement pénétrer dans les strates indémêlables de l’illusion. Oreilles, yeux et intellect en résultent comblés.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « La Vie est un rêve », rendez-vous sur le site du Théâtre 71.