Dans sa dernière création, Bob Wilson s’empare d’un matériau que l’on connaît. Peter Pan, ou l’enfant qui ne voulait pas grandir s’appuie en effet sur l’histoire inventée par James Matthew Barrie, rendue fameuse par Walt Disney et Steven Spielberg à l’écran. Pour ce spectacle, Bob Wilson revient aux sources de ce mythe du XXe siècle, soit à la pièce de théâtre de l’écossais Barrie. A partir de Peter Pan, Wendy, la fée Clochette, le Capitaine Hook et le Crocodile Tic Tac, il crée un spectacle extrêmement singulier, comparable à rien sinon à son propre travail. Sur la scène le familier et l’étrange se côtoient, cohabitent, se dominent l’un après l’autre, sans qu’aucun des deux ne l’emporte. L’expérience, sans commune mesure, tant visuelle que sonore, donne le sentiment d’assister à quelque chose d’unique en son genre.
La scène du Théâtre de la Ville est prolongée par une fosse d’orchestre en contrebas pour ce spectacle, et les musiciens qui l’occupent, les Dark Angels, vont y jouer un rôle majeur. La place accordée à la musique des soeurs CocoRosie est telle que l’on hésite à parler de théâtre, que l’on invoquerait bien la comédie musicale si le genre n’était pas si dévalué dans le milieu. On appelle alors cela « théâtre musical », ce qui ne dit pas assez à quel point les artistes du Berliner Ensemble, qui chantent et qui dansent plus encore qu’ils ne jouent, sont polyvalents.
La musique, qu’elle soit légère, grave ou entraînante, fait alterner allemand et anglais, et évite toute forme de narration à proprement dit. Les quelques dialogues que l’on trouve sont concurrencés en termes de proportion avec des chants, en solo, en duo ou en chœur, qui condensent l’essentiel et permettent aux personnages de dire ce qu’ils sont et ce qu’ils ressentent, et de communiquer avec les autres. A cela s’ajoutent l’enchaînement de scènes plus courtes que longues, dans une scénographie réduite à l’essentiel, des interactions corporelles et des séquences de mimes, qui elles aussi relaient le langage parlé à une place presque mineure, du moins certainement pas dominante dans le spectacle.
Par tous ces moyens scéniques, l’histoire de l’enfant qui n’a pas d’ombre, qui refuse de grandir et qui hante le ciel du monde réel se raconte. Un soir où les parents Darling sortent après avoir couché leurs enfants, il passe par la fenêtre et rencontre Wendy. Elle qui désire tant l’embrasser et jouer à la maman la suit avec ses frère dans son pays, le mythique Neverland. Là-bas, l’accueil qui lui est réservé est plutôt mitigé entre la jalouse Clochette, le vengeur Capitaine Crochet et les enfants perdus à la recherche d’une mère.
On retrouve ainsi tout ce monde qui nous est connu, enfoui dans un coin de notre mémoire, et qui prend une forme sonore et visuelle sur scène. Le déroulement de l’histoire et de son issue ont beau être reconstitués à mesure que progresse le spectacle, chaque séquence devient ici une redécouverte.
Il y a sur la scène de Bob Wilson une sorte de magie qui n’a rien à voir avec celle de la Fée Clochette ou celle de la Fée Technique. Les perceptions se mêlent entre irréalité et netteté, mouvement et immobilité. Le premier indice de ces impressions semble être cette lumière éblouissante qui longe la scène et qui aveugle le regard. Les surtitres sont à peine lisibles par contraste, et d’après eux, on devine le pouvoir qu’a ce faisceau sur la scène. Les visages des comédiens, blanchis et maquillés à gros traits noirs pour plus d’expressivité paraissent grâce à lui plus blancs encore, tout comme la chemise de nuit de Wendy, alors que ce qui est foncé, dans l’ombre, l’est encore davantage par cette première barrière lumineuse qui s’impose à l’œil.
Entre ces deux extrêmes du très lumineux et de la pénombre insondable, se trouvent des coloris monochromes, roses, verts ou bleus, parfois rehaussés de quelques paillettes. Par ces éclairages si soignés, ils se trouvent eux aussi plus éclatants et plus foncés. Le chromatisme de la scène devient ainsi un élément fondamental de cette esthétique et contribue à poser sur elle un voile étrange et onirique.
La scénographie s’impose quant à elle de façon simple. Ce ne sont que quelques panneaux descendus des cintres et des praticables, souvent manœuvrés par les comédiens eux-mêmes. Paradoxalement, il n’est pas question de prétendre masquer leur trivialité dans cet espace lisse et acidulé. Le support visuel de ces lieux ne suffit parfois pas à les identifier, et c’est alors habités par les comédiens et les chants qui les nomment, qu’ils figurent ainsi la chambre de Wendy, le ciel dans lequel ils s’envolent, les eaux inquiétantes des sirènes ou le bateau du Capitaine Crochet.
Un autre élément qui devient caractéristique de cette scène, ce sont les mouvements des corps, très harmonisés entre la vingtaine d’artistes qui occupe le plateau. Les comédiens sont à la fois personnages et pantins, animés et articulés par la musique qui les accompagne dans chacun de leurs mouvements, par des notes ou des bruitages. Ils passent d’une souplesse parfaite à une décomposition mécanique de leurs gestes, et passent sans cesse de l’un à l’autre mode.
Ce qui révèle la dimension ludique et visuelle de l’ensemble, ce sont les courtes pauses qui interrompent parfois le mouvement et offrent un court instant l’image d’un tableau ou d’une photographie. On voit bien là que chaque geste est extrêmement précis et déterminé, rendu à sa plus grande pureté et sa plus grande expressivité.
Musique, espace et corps, telle semble bien être la triade sur laquelle se fonde ce spectacle à part. Il procure étonnement et joie, et offre même des instants de recul critique comiques. Dans ce système, qui frappe par son autonomie parfaite, le spectateur est chaleureusement convié, mais non pas tant pour ce qu’il pourrait apporter à la scène et investir en elle, que pour découvrir cet univers qui se suffit à lui-même, capable de créer ses propres références et d’inscrire dans l’imaginaire de chacun quelque chose de désormais connu, esthétiquement et musicalement.
Le rapport ne s’établit pas tant entre la salle et la scène, du public au plateau, dans une co-création réjouissante pour chacun, un échange porteur de richesses, que de la scène au public, dans une trajectoire univoque. Ce théâtre solide et autonome, bâti sur plusieurs années par le metteur en scène, s’impose de lui-même, et par le peu qu’il demande à celui qui en admire les facettes, il n’est pas étonnant qu’il trouve un succès aussi unanime.
F.
Pour en savoir plus sur « Peter Pan », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.