« Andreas » d’après Strindberg à la Commune d’Aubervilliers : à mi-chemin

Artiste associé à la Commune d’Aubervilliers, Jonathan Châtel ouvre la nouvelle saison là-bas avec Andreas, spectacle qui était programmé au Festival d’Avignon cet été. En plus d’en signer la mise en scène, le Franco-Norvégien est également traducteur et adaptateur de la pièce-fleuve d’August Strindberg, Le Chemin de Damas, qu’il condense autour de sa figure centrale, l’Inconnu. Mais bien que sa démarche veuille rapprocher ce texte mystique de la scène, celui-ci semble encore garder de sa résistance et de son caractère injouable.

ANDREAS - D'après Le Chemin des Dames d'August Strindberg - Mise en Scène, Adaptation et Traduction : Jonathan CHATEL - Collaboration Artistique : Sandrine LE PORS - Scénographie : Gaspard PINTA - Lumière : Marie-Christine SOMA - Musique : Etienne BONHOMME - Costumes : Fanny BROUSTE - Assistanat à la Mise en Scène : Enzo GIACOMAZZI - Régie Lumièe : Eric CORLAY - Régie Son : Jordan ALLARD - Administration, Production, Diffusion : EPOC productions - Emmanuelle OSSENA et Charlotte PESLE BEAL Avec : Pauline ACQUART - Pierre BAUX - Thierry RAYNAUD - Nathalie RICHARD - Lieu : Théâtre Benoît XII - Ville : Avignon - Le 04 07 2015 - Photo : Christophe RAYNAUD DE LAGEL’œuvre de Strindberg apparaît à bien des égards comme une de ces pièces chantiers non-écrites dans la perspective de la scène, telles que Platonov, la première œuvre de Tchekhov écrite à 18 ans, Lulu, le monstre de Wedekind, ou Peer Gynt. Comme Ibsen pour ce texte qui se situe avant ses drames modernes, Strindberg l’écrit lors d’une crise, après le scandale de Mademoiselle Julie, alors qu’il a renoncé au théâtre et qu’il s’aventure dans l’étude de l’alchimie et des sciences occultes à Paris. La première partie, composée de cinq actes, est écrite d’un seul jet, et cette expérience non seulement ouvre une période de grande créativité, mais en plus marque le rapprochement de Strindberg et de la religion, au point qu’il retourne en Suède en se présentant comme converti.

La portée autobiographique du Chemin de Damas apparaît là : l’Inconnu au cœur du drame suit un parcours similaire de la descente aux enfers à la réconciliation avec Dieu. L’expression « trouver son chemin de Damas » désigne le fait de se convertir à une doctrine après l’avoir combattue, à l’exemple de Saul le persécuteur des chrétiens qui a eu une révélation sur le chemin de Damas et qui est ensuite devenu l’un des fondateurs de l’Eglise, connu sous le nom de saint Paul. Dans sa quête douloureuse de l’exigence, Andreas – comme Allmers, l’autre figure d’écrivain maudit qu’a mise en scène Châtel dans son premier spectacle, Petit Eyolf – suit un cheminement qui le mène de la chute à la repentance, à l’anabase, l’ascension de l’esprit, qui permet de substituer à l’absolu artistique l’absolu de la religion.

Loin de mener ce récit sur un mode épique, Strindberg, encore imprégné de mysticisme, sous-titre sa pièce « Un jeu de rêve ». Par cette désignation, il annonce qu’il s’affranchit du réel, des cadres a priori de la sensibilité que sont l’espace et le temps, comme le formule Kant, et y substitue une succession d’images, de visions enchaînées sur un mode onirique au gré des errances de l’Inconnu, qui font frôler l’hallucination. Autour d’un même être se multiplient donc les apparitions, dédoublées, démultipliées, qui vont le perdre ou le guider dans sa quête identitaire.

Andreas - fondPrenant pour acquis le fait que la pièce est impossible à considérer comme un tout, que Strindberg lui-même invite à la considérer comme un matériau à utiliser, à refondre à sa guise, Jonathan Châtel se focalise sur la première partie de la pièce, tout en nourrissant son adaptation d’éléments empruntés aux deux autres. Il transforme ainsi la vaste fresque en parcours intime, structuré autour du chaos intérieur du personnage, et envisage l’effondrement, la destruction jusqu’à l’absence comme condition nécessaire au renouveau, à la réinvention. L’appropriation de l’œuvre passe d’abord par le baptême symbolique de l’Inconnu, devenu presque un enfant après la longue relation que le metteur en scène a entretenue avec le texte. Désormais, il sera nommé Andreas. Mais pour ne pas délimiter trop une matière aussi fluctuante, mouvante, Châtel fait circuler le prénom entre plusieurs êtres – l’Inconnu, le Mendiant, un malade, un ami d’enfance du Médecin… – et avec lui l’identité de l’auteur incernable qui le porte. Ce geste de baptême est lui-même redoublé lorsqu’Andreas renomme Ingeborg, une femme qu’il aime et grâce à qui il envisage une possible résurrection dans la fuite avant l’inévitable chute, Eve.

Cette fluctuation est reproduite sur scène par la multiplication des rôles qu’endossent les trois acteurs qui entourent Thierry Raynaud, l’Inconnu. De la même façon que les réécritures forment un palimpseste de la Bible à Strindberg et de Strindberg à Châtel, les identités se superposent sur les mêmes corps – La Dame et la Mère en Nathalie Richard, le Médecin, le Mendiant et le Vieillard avec Pierre Baux, et la Fille et la Religieuse par Pauline Acquart –, et sont en plus enrichies par l’évocation d’un imaginaire folklorique qui mêle les figures de Barbe bleue et du Loup-garou. Ces effets d’inquiétante étrangeté sont en outre nourris par les lumières de Marie-Christine Soma. Le fond de la scène, fait de pans qui s’ouvrent en pivotant, permet des jeux de transparence et de contre-jours qui installent une durée par les nuances produites et la multiplication des niveaux de présence et d’absence. Cette perception intime est encore suggérée par la matière sonore, sourde, intérieure, qui inscrit dans un espace autre que celui de la scène.

Andreas - marchesNéanmoins, ces éléments qui permettent de pénétrer dans l’œuvre de Strindberg et dans la réécriture de Châtel sont mis en balance par d’autres. Les palettes en bois jaune qui occupent la scène et esquissent un espace, des espaces, ou le jeu des comédiens, tendent à ancrer une matière pourtant mystique. Il y a presque du prosaïsme, voire de la trivialité, dans l’articulation excessivement expressive de cette parole, dans l’incarnation aussi corporelle de ces êtres. La rage de l’Inconnu, ses explosions métaphysiques, son éructation si violente, sont désamorcés par un jeu presque vaudevillesque, par des décrochages qui se veulent comiques. En soi ces effets pourraient accroître encore le malaise et l’abjection que suscite le personnage quand il n’éveille pas l’empathie – comme le vise la nouvelle traduction d’André Markowicz des Carnets du sous-sol, dont la voix du personnage évoque d’ailleurs à plusieurs égards celle de l’Inconnu – mais c’est plutôt l’inverse qui se produit ici. Le texte devient presque inaudible, et la seule chose qui reste alors, est une image de la scène, des comédiens ; une vision, hors des mots, au-delà d’eux.

Ainsi, l’impression laissée est que cette œuvre qui a donné une nouvelle orientation à l’histoire du drame moderne par sa mise en déroute des conventions théâtrales a gardé de sa résistance aujourd’hui encore. Qu’aujourd’hui encore elle met au défi la scène, et plus encore les comédiens qui l’habitent, leur rapport au texte et aux personnages, leur présence et leur jeu, constamment tendus avec ce texte entre l’abstraction, le caractère exalté de sa matière, et le concret du plateau et des corps qui s’impose – même malgré la voie vers la déréalisation partiellement dégagée par les artistes.

F.

Pour en savoir plus sur « Andreas », rendez-vous sur le site de la Commune d’Aubervilliers.

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