« À propos d’Elly » du tg STAN aux Amandiers – le cinéma, ferment de théâtralité

En cette fin d’année, le Théâtre des Amandiers programme À propos d’Elly, adaptation d’un film d’Asghar Farhadi créée à Anvers fin 2023 par le tg STAN. La pratique n’est pas nouvelle, et le collectif s’y est lui-même essayé dix ans plus tôt avec deux scénarios de Bergman. Par rapport à ces précédents, la démarche se distingue cependant par son ampleur : la scénographie paraît très élaborée par rapport à d’autres du collectif qui se distinguent par leur épure presque provocante, et onze personnes sont présentes sur scène, qui viennent d’Europe, d’Iran, d’Irak ou d’Afghanistan. Ce spectacle démontre la capacité du tg STAN à transmettre sa manière de faire, manière qui fait coexister des registres contradictoires et met puissamment en jeu – des acteurs et actrices mais aussi un matériau emprunté au cinéma.

Le spectacle est accueilli dans le Théâtre éphémère, qui vit ses derniers instants avec l’ouverture encore retardée du théâtre d’origine. Le soin avec lequel cet espace temporaire a été investi convient assez bien au tg STAN, qui fabrique un théâtre très habité à partir de moyens de fortune. Quand on entre en salle, le plateau paraît cette fois étonnamment structuré et riche par rapport aux créations antérieures. Il est occupé par un rectangle de grosses pierres noires au sol, et cerné par quantités d’accessoires laissés à vue à cour et de gros ventilateurs et projecteurs à jardin, le tout sous une rangée d’ampoules suspendues.

Dans le noir qui indique le début du spectacle, on entend un bruit discret qui prend sens quand la lumière revient : une brume d’eau est répandue sur les pierres et accentue leur couleur sombre. L’eau suspendue crée une image à la texture singulière, comme seul le théâtre sait en créer. Se trouve ainsi d’emblée justifiée l’opération d’adaptation d’un film à la scène, et la tentative de substituer d’autres images à celles créées par le réalisateur. Une actrice, Anna Franziska Jäger, s’avance sur le sol instable formé par les pierres, lève son visage vers la brume, enlève sa chemise et s’allonge, avant de rouler doucement de l’arrière à l’avant du rectangle, en déposant doucement chaque partie de son corps sur les cailloux irréguliers. Qui n’a pas vu le film n’en devine encore rien, et pourtant, tout est déjà là, comme on le réalise plus tard : l’étrangeté du personnage d’Elly et sa probable noyade en mer.

Ce prologue énigmatique est interrompu par l’arrivée joyeuse et bavarde de tous les autres depuis les coulisses. En quelques répliques, la situation est esquissée : tous forment un groupe d’amis qui partent en week-end au bord de la mer. Il y a des couples, des frères et sœurs, et même des enfants. Elly apparaît aussitôt comme une intruse : elle a été invitée par Sepideh, avec l’idée peu subtile de la présenter à son ami divorcé Ahmad, revenu pour quelques jours d’Allemagne où il vit. Les insinuations à l’égard du potentiel nouveau couple se multiplient alors que la bande rencontre la personne qui va leur louer une maison pour trois jours et qu’ils découvrent les lieux délabrés qu’ils vont devoir aménager.

Tout existe très vite dans le brouhaha créé, la situation, les identités, les relations et les lieux, car aux répliques des personnages très probablement issues du scénario se mêlent des commentaires. Jolente de Keersmaeker prévient tout de suite que l’homme qui lui tient l’épaule et qui porte des lunettes n’est pas aveugle, mais qu’il est son enfant. Mokhallad Rasem confirme qu’il est un enfant, tout comme Stijn Van Opstal, mais il suffit d’un foulard ou d’une casquette de couleur différente et de discrètes notes de bas de page pour que tous deux deviennent les propriétaires de la maison. Les deux acteurs passeront ainsi à plusieurs reprises d’un rôle à l’autre, sans s’embarrasser de les incarner, se fiant à la seule performativité de la parole pour faire exister leurs personnages.

La dynamique de groupe qui s’impose est aussitôt entraînante. Seule Jolente de Keersmaeker, membre fondatrice du collectif anversois, se distingue en exhibant la manière de faire des tg STAN – établir un lien appuyé avec le public, l’inclure dans la fiction créée, faire progresser l’action sans en avoir l’air. Même si l’intrigue du film pourra justifier après coup cette manière de se positionner un peu ailleurs par rapport aux autres, le relief que prend l’actrice déséquilibre un peu l’énergie d’ensemble qui se met en place. Un autre niveau de présence se distingue aussi dans le groupe, celui d’Elly. Qu’elle aide aux tâches ou se retire, tous les autres remarquent et commentent ses gestes. Sa singularité se perçoit également au niveau du jeu, car elle paraît la plus enfoncée dans la fiction, la moins consciente de la réalité du plateau – et ainsi, aussi fuyante et insaisissable avec le public qu’avec les autres personnages.

Elly mise à part, tout le groupe reprend la manière bien particulière de faire de tg STAN : raconter avec passion une histoire tout en exhibant les moyens mobilisés pour la raconter. Tout le groupe joue donc intensément – aussi intensément que le permettent les accents des uns et des autres, accents qui font joliment buter le français et rappellent qu’il est question de texte, et d’un texte interprété. Ils jouent la joie de se retrouver et de partir en week-end au bord de la mer, l’entrain de s’installer dans une maison et de mettre la table pour un repars partagé, et les discussions toutes entremêlées qu’implique tout cela. Mais ils le font en posant des planches sur les cailloux, puis une nappe sur les planches, puis de la vaisselle en métal sur la nappe – jusqu’à ce qu’Amir, interprété par Robby Cleiren, tire d’un coup sur la nappe après toute cette installation et suggère de cette façon que le repas est terminé et qu’est venu le moment de jouer à des devinettes.

De même, ils racontent ensuite des jeux sur la plage et la mer qui ondoie grâce à une grosse bâche noire qu’ils agitent pour créer des vagues, entre lesquelles nagent des poissons et d’autres animaux marins brillants de mille couleurs. Ces visions touchent d’autant plus que leur caractère artisanal apparaît comme une invitation à l’imagination. La couleur sombre de la bâche animée prépare à la disparition d’Elly alors qu’elle courait après un cerf-volant, un instant auparavant. Cette disparition entraînera une suite de révélations retardées par des mensonges en chaîne, qui se démultiplient avec l’arrivée du fiancé d’Elly. Alors que tous ne savent pas exactement les mêmes choses et ne s’accordent pas à dire les mêmes choses, le groupe au départ si uni se délite.

On bascule ainsi de la légèreté au drame, mais la manière adoptée pour raconter cette histoire, avec les moyens du théâtre, ne font pas de ce spectacle en drame. Tandis que l’immense toile de fond se déroule comme la bande d’un film, faisant apparaître des paysages marins changeants et de plus en plus sombres, que les échanges sont de plus en plus incarnés et que la distance première fait place à l’émotion, le jeu, au sens architectural du terme, est entretenu par les personnages des enfants. Clés dans l’histoire, ils le sont aussi dans le spectacle, par leurs trouvailles et leur préoccupation constante de s’occuper avec des moyens de fortune – une bâche bleue pour un spectacle qui prépare le motif de la noyade, des cerfs-volants et rubans qu’ils font voler en courant, un oiseau qu’ils agitent au bout d’une perche, un animal qu’ils envoient au ciel avec un ballon…

Leur présence est d’autant plus ludique que les deux acteurs qui les interprètent passent parfois à d’autres personnages secondaires, et dans la rapidité du rythme, oublient de donner des informations qui seraient premières dans un film ou un livre : le propriétaire de la maison était en fait une femme, ou l’enfant à lunettes était en fait une petite fille. Ces données qui arrivent tardivement ne changent rien, mais changent tout. Ou l’inverse, changent tout à la perception qu’on a des personnages mais font prendre la mesure de leur caractère accessoire dans notre appréhension du récit. La présence de ces enfants interprétés par des adultes paraît déterminante alors qu’elle entre en résistance avec le crescendo émotionnel des autres, qu’elle se constitue en contrepoint à leur gravité toujours plus incarnée. Ce décalage permet de s’engager dans l’élucidation du mystère Elly et la désagrégation du groupe qu’il entraîne à distance, d’entretenir un rapport au plateau qui n’est pas que d’ordre psychologique, et contribue aussi, paradoxalement, à accroître l’émotion quand elle surgit.

Pour qui n’a pas vu le film d’Asghar Farhadi, cette adaptation entretient plus profondément le désir d’en découvrir les images – et tout en même temps, la crainte de les voir se plaquer sur le scénario de manière définitive. La proposition théâtrale ouvre extraordinairement le film, elle laisse la possibilité de composer les paysages et les intérieurs, de faire exister Téhéran et la société iranienne qu’il raconte mais aussi la possibilité que cette histoire se raconte tout à fait ailleurs. Cette tension avec le film se révèle motrice dans notre rapport à la scène. Il apparaît que le spectacle est finalement très puissamment nourri du manque sur lequel il se fonde, et qu’il confirme de cette manière la préférence pour le théâtre tout en nourrissant l’amour pour le cinéma.

F.

 

Pour en savoir plus sur À propos d’Elly, rendez-vous sur le site des Amandiers.

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