Après sa création à Genève en septembre, le dernier spectacle de Vimala Pons, Honda Romance, a été programmé au Festival d’Automne, d’abord à l’Odéon puis au Centquatre. Le public est massivement présent au rendez-vous donné par cette artiste inclassable, sportive de haut niveau dans sa jeunesse avant de se former au théâtre et aux arts du cirque, actrice de cinéma et créatrice d’ovnis scéniques qui accordent une grande place à la musique et donnent lieu à des performances incongrues. Cette fois, Vimala Pons s’entoure pour la première fois d’une grande équipe au plateau et s’engage dans une grande traversée de nos affects en trois temps pour livrer un état saisissant et émouvant de notre sensibilité contemporaine.

Après de longues minutes d’attente, la voix de Vimala Pons annonce en off que le spectacle « pourrait commencer avec une musique comme ça ». Et la musique de se déclencher, une musique style blockbuster américain pendant la grande scène du film – celle où le vélo d’Elliott s’envole dans les airs avec E.T. dans son panier par exemple. À cette projection céleste répond un effondrement, quand le rideau s’ouvre enfin : Vimala Pons, qui porte d’ordinaire de lourdes charges sur le sommet de son crâne, est écrasée par un satellite grandeur nature dans un espace muséal. Des sangles l’isolent de visiteurs qui prennent des photos avec flashs de l’accident.
Ce public armé de smartphone est apparemment sourd à ce que dit la performeuse, qui demande de l’aide pour se libérer de cette emprise. Un regard pornographique se mêle à leur indifférence. Celui qui paraissait un régisseur en charge de la performance vient prendre un selfie quand l’artiste parvient à se redresser après avoir craché du sang. Pendant que Vimala Pons se débat comme elle peut, le satellite nous parle. Avec une voix de femme, il nous apprend qu’il s’appelle Honda Romance et suggère qu’il est lié à la femme qu’il écrase, At last, ou Atlas qui porte le monde sur son dos dans la mythologie, mais qui est ici employée dans une compagnie d’assurance. On pense à ces personnes qui se confient à l’IA et en viennent à entretenir une relation avec elle, mais le rapport paraît ici inversé.
Dans cette situation incongrue, qui fait avant tout prendre la mesure de la taille et du poids de ces objets envoyés en orbite qui pourraient bien nous écraser à notre tour s’ils revenaient dans le champ de gravité de la Terre, s’esquisse un discours sur la dépression. Faut-il venir en aide aux personnes qui sont au fond du trou ? les aider à se relever ou les laisser se relever seules ? La deuxième option est ici explorée. Sans aucune aide, Atlas parvient difficilement à soulever le lourd objet et se relever, puis le porter sur le haut de son crâne, tandis que la machine envoie des images de toutes sortes et annonce sa disparition prochaine. Une fois dans les cintres, le satellite se rappellera à notre souvenir par sa voix qui nous invite à observer ce qui se passe sur scène, instance divine qui veille sur le commun des mortels, tandis que celle de Vimala Pons, en off également, continue de mettre en défaut le spectacle en commentant sa (non-)construction, évoquant ce qu’elle aurait pu ou dû être.
En attendant, l’artiste se retrouve seule entre trois canons à air qui vont envoyer des salves puissantes qui la décoiffent violemment et font ployer son corps de tous les côtés. Entre deux gifles d’air, l’actrice est traversée d’innombrables voix qui s’interrompent les unes les autres. Sur le mode du zapping, ou du scrolling, elle multiplie les tons, les émotions, les situations et les histoires – répétant qu’elle est « toutes les histoires » –, passe du coq à l’âne, tantôt coupée par un tir de canon, tantôt entraînée tout à fait ailleurs par un mot ou un geste qui permettent un tuilage parfait entre deux scènes antagonistes. L’exercice évoque L’Encyclopédie de la parole de Joris Lacoste, mais en plus condensé, et où importent moins les mots que les affects charriés. Vimala Pons passe de manière schizophrénique de la colère à la tristesse, au rire et au dépit, de discours de spécialistes doctes aux blagues scato d’un enfant en bas âges, d’homme lourdingue à amante désespérée, asticotée par les canons qui la vident de toutes les voix, tous les personnages, toutes les émotions qu’elle contient.
Dans cette performance très impressionnante, se distingue le thème de la relation amoureuse, et plus particulièrement de la rupture, qui vient se surimposer à celui de la dépression, sans que l’articulation soit explicite. Après s’être finalement tenue debout et immobile face à un jet, laissant entrevoir que sa puissance vient avant tout du son qui l’accompagne et de la réaction de son corps en réalité capable d’y faire face, un troisième temps, une nouvelle fois plus long que le précédent, ouvre la voie à une convalescence. Ceux qui ne paraissaient que des figurants reviennent et se révèlent des chanteurs et chanteuses de très haut niveau, soumis à une chorégraphie millimétrée. Parmi eux, se trouve parfois Vimala Pons, qui s’est relevée et qui marche à leurs côtés, se fond dans la masse d’identités singulières qu’ils forment.
À deux, trois ou dix, ils et elles s’avancent de quelques pas et repartent entre les pans de tissus blancs qui ménagent leurs apparitions et disparitions de manière magique. Quoique chaque corps affirme son unicité, surlignée par d’innombrables tenues, tous sont mis au pas de la musique philipglassienne composée par Rebekka Warrior, qui reconstitue par accumulation de boucles une phrase prononcée précédemment : « Aujourd’hui j’ai vécu quelque chose que j’espère comprendre dans les jours à venir » – phrase programmatique du spectacle, qui décantera sans aucun doute avec le temps et déploiera toute sa puissance dans l’expression de nos sensibilités.
Ce ballet infini requiert une très grande technique qui impressionne. Sans que le chant s’interrompe jamais, les entrées sont chaque fois différentes, par la configuration des personnes qu’elles font apparaître, les costumes changés en un tour de main, les accessoires révélés dès l’allée ou seulement au retour, les gestes – quotidiens, de diffamation, symboliques… – qui distingue une marche d’une autre, les expressions du visage, ainsi que la musique, les lumières et les sons qui modulent ce défilé non pas de mode mais d’émotions – un répertoire de plus de 200 qu’aurait recensées Vimala Pons pour les chorégraphier. Mais plus encore que de la danse, l’ensemble paraît relever de la musique tant la précision est grande, mathématique presque.
Ce qu’exprime progressivement cette marche sans fin, c’est ce qu’il y a de commun dans nos émotions solitaires. Sans prendre conscience des présences qui les entourent, les êtres font ensemble des gestes qu’ils croient être seuls à faire. Après les deux premiers volets, celui-ci laisse entendre que ce que l’on vit, qui paraît si extraordinairement et parfois si désespérément unique, peut être comparable, partageable avec d’autres, quel que soit le ton. Cette foi profonde en le caractère partageable de nos affects est redit par le chœur final composé par Fiona Monbet, interprété en bord de scène, les pans de rideaux blancs baissés laissant entrevoir les coulisses gigantesques de ce grand ballet. Même s’il est parfois contrapuntique et disharmonique, il est possible de former un chœur et d’être ensemble dans les tempêtes, aussi brusques, nombreuses et violentes soient-elles.
Le spectacle développe un langage beaucoup trop inédit et singulier pour se ramener à une promotion du mieux-aller grâce au partage et au vivre-ensemble. Par sa construction finalement très fine, il exprime au contraire ce qui se dérobe aux discours préformatés et parvient à saisir le désordre de notre sensibilité contemporaine qui s’en prend de tous les côtés et nos efforts pour nous maintenir debout, malgré tout, autant que possible.
F.
Pour en savoir plus sur Honda Romance, rendez-vous sur le site du Centquatre.

