« Les Chroniques » d’Éric Charon au TGP – « qui trop embrasse mal étreint »

Au Théâtre Gérard-Philipe est créé un spectacle d’Éric Charon, membre du collectif In Vitro et acteur fidèle de Julie Deliquet qui dirige les lieux. Les Chroniques est l’adaptation non pas d’un mais deux romans de Zola, L’Assommoir et La Bête humaine. Ces œuvres sont liées l’une à l’autre par le personnage de Jacques Lantier, héros de la seconde et fils de Gervaise, héroïne de la première. L’attelage laisse donc présager une reconduction sur scène de la réflexion menée par Zola sur l’hérédité. Ce projet ambitieux a de grandes qualités, mais « qui trop embrasse mal étreint », proverbe qui ne s’applique pas seulement au meurtrier qu’est Jacques Lantier.

L’effervescence du hall du TGP avant le début du spectacle s’accroît puis se canalise autour d’un point précis près de la porte d’entrée. Tout n’est pas immédiatement audible, mais les voix montent progressivement et transforment le brouhaha en texte. Ce sont celles de deux femmes qui s’adressent des reproches au sujet du mari de l’une d’elle, en tenue de ménage dans un style seventies, armées de seaux de couleurs dont elles se jettent le contenu à la figure sur le parvis du théâtre. Le public qui se masse autour d’elles et dessine un espace de jeu en demi-cercle entre de cette façon dans l’histoire. Celle de Gervaise qui se crêpe le chignon avec Virginie, dont la sœur a volé le mari, Auguste Lantier. Le jeu est d’emblée intense, les actrices parlent fort, se battent, s’attrapent par les bras ou les cheveux, se lancent des vêtements ou des insultes au visage, soutenues par un accordéon et une clarinette qui tout à la fois dramatisent l’échange et le mettent à distance.

Arrive bien vite Coupeau (Éric Charon), qui supplie Gervaise de le prendre pour mari en jouant à cache-cache avec elle entre les spectateurs. Le zingueur cherche à la fois à la séduire et à la convaincre de « le prendre » au nom de son bien-être – pages très problématiques du roman de Zola, alors qu’est qu’on essaie de placer aujourd’hui à la base de toute relation la notion de consentement. Il n’y a cependant pas le temps de s’appesantir ici sur ce sujet, car la scène est chargée de condenser plusieurs chapitres de L’Assommoir, afin de planter la situation des personnages et de préparer la suite. Mais avant cela, vient enfin le moment de faire entrer le public dans la salle Mehmet Ulusoy, de part et d’autre du plateau seulement occupé par une table et des chaises. La transition fait redescendre toute la tension entretenue par les premiers dialogues et fait même sortir du spectacle, ce qui impliquera de tout reprendre du début.

Habiles, les artistes relancent le spectacle tout à fait ailleurs : sur le plateau sombre s’avance un homme à la carrure un peu effrayante (David Seigneur) qui vient trouver une femme au regard vide, sa marraine. Leur dialogue est intime, tendre, car la femme se réjouit de retrouver ce grand gaillard et de lui demander des nouvelles. L’atmosphère menaçante prend cependant sens quand elle l’interroge sur ses crises, sur les douleurs au crâne dont il souffrait enfant et adolescent, qui parfois donnent lieu à des accès de violence. Jacques Lantier contourne un peu la question mais la réponse est apportée par le dialogue qui suit avec Flore, sa cousine : l’homme cède au désir de cette dernière après s’être un peu débattu avec elle, mais à peine après l’avoir embrassée, il l’étrangle – et s’arrête juste avant le drame.

Noir. Nous voilà dans la boutique de Gervaise, grâce à un étendoir sur lequel sont pendus des draps, à des tables, des panières de linge froissé et des fers à repasser des années 70 toujours. Gervaise et Clémence (Magalie Godenaire et Zoé Briau) s’activent véritablement – de la vapeur s’échappe des fers qu’elles ont branché à une rallonge, et les plis disparaissent des tissus qu’elles manipulent –, tandis que Virginie (Aleksandra de Cizancourt), l’ancienne ennemie du lavoir, vient se réchauffer auprès d’elles et discuter. Le naturalisme est poussé encore plus loin quand ensemble, elles célèbreront avec Coupeau déjà alcoolique la fête de Gervaise : le linge est remballé et laisse place à une salade colorée, du poulet et des bouteilles du vin. Il y en a même pour le public qui vient constituer les passants voyeurs de cette fête, qui regardent avec envie depuis la rue ce qui se passe derrière la vitrine de la boutique.

Tant d’éléments paraissent figer la scénographie, condamner toute possibilité de transformation. Cependant, La Bête humaine, dont des extraits sont présentés en montage alterné avec ceux de L’Assommoir, réclament moins de détails figuratifs : Lantier, Séverine et Roubaud sont interrogés sur un meurtre à un bout de la scène, et des jeux d’ombre et de lumière et des sons suffisent à dire le chemin de fer et la gare. Cependant, l’équipe maîtrise l’art cinématographique du fondu-enchaîné d’un roman à l’autre, grâce aux métamorphoses de la scène. Les draps précédemment repassés serviront ainsi à neutraliser l’espace de fête pour raconter le drame de Jacques Lantier, rattrapé par ses démons quand il voudra libérer Séverine de son mari et se jettera au dernier moment sur elle.

L’alternance fluide des scènes entre les deux romans est également permise par les cinq acteurs et actrices qui passent d’un rôle à l’autre le temps d’enlever une blouse ou d’enfiler une robe. Au-delà du costume, les personnages qu’ils incarnent sont identifiés par un jeu souligné et un peu poussé – on reconnaît la pâte d’Éric Charon au-delà de lui-même. Les unes et les autres posent un peu, surjouent parfois pour désigner la raideur d’une jambe, grimacent pour exprimer la jalousie, arrondissent les répliques au point de les refermer sur elles-mêmes, d’en évacuer toute forme d’ambiguïté, et les disent de manière gouleyante comme le vin que sirote Coupeau. Dans leurs bouches, la langue de Zola est lavée de tout l’argot qu’il travaille à reconstituer, elle est modernisée sans être pour autant contemporaine, suivant un entre-deux similaire à l’ancrage temporel de l’ensemble, qui ne renvoie ni au présent ni au XIXe siècle, mais assez arbitrairement aux années 70, qui disent un passé, ni trop lointain, ni trop proche, comme si c’était le passé – celui qu’explorait Julie Deliquet dans son Triptyque, « Des années 70 à nos jours… ».

Dans ses parties, le spectacle fonctionne, chaque scène capte par les situations dans laquelle elle immerge. Il paraît également juste de tresser ces deux histoires pour suggérer un principe héréditaire d’Auguste Lantier qui a quitté Gervaise et ses enfants du jour au lendemain pour aller donner des coups à une autre femme, et son fils Jacques, incapable d’éprouver du désir pour une femme sans avoir envie de la tuer. Mais deux heures de spectacle ne suffisent pas à dire autre chose qu’une irrémédiable misère, les liens tissés ne peuvent qu’être superficiels, de même que la restitution des romans dont l’ampleur est réduite à quelques scènes seulement. En si peu de temps, il est difficile de rendre compte de l’ascension et de la déchéance de Gervaise, et de la redoutable chute de Coupeau dans l’alcoolisme, et, en plus de cela, de reconstituer le roman noir qu’est La Bête humaine, tout ce qu’il charrie sur le monde ferroviaire et la singularité impénétrable du caractère de Jacques Lantier.

Plus largement, les questions soulevées par l’opération d’adaptation sont évacuées. À l’exception du juge d’instruction Denizet qui prend en charge une partie de la narration désignée comme telle, les deux romans ont été transformés en une série de dialogues pris en charge par les personnages. Et les questions éthiques soulevées par les romans de Zola, qui paraissent à plusieurs égards problématiques aujourd’hui, notamment celle des relations hommes-femmes, ne font pas l’objet d’une attention particulière alors qu’elles sont transposées dans une époque plus proche de la nôtre. Le résultat semble être une série d’indécisions ou d’esquives, une absence de partis pris fort, qui expliquerait pourquoi ces romans, pour raconter quoi (tous les romans de Zola parlent d’hérédité), quels procédés d’adaptation et à quelle fin, pourquoi la transposition dans les années 70, etc. Les qualités esthétiques du spectacle laissent quelques images en tête, mais l’ensemble reste bizarrement éphémère, sans doute car trop peu reste de la densité romanesque et sociale du matériau d’origine.

F.

 

Pour en savoir plus sur Les Chroniques, rendez-vous sur le site du TGP.

Related Posts