« Jours de joie » d’Arne Lygre, mis en scène par Stéphane Braunschweig au Théâtre de l’Odéon – que la joie demeure

Le premier spectacle de la saison au Théâtre de l’Odéon s’annonce comme un programme, voire un viatique pour l’année à venir : « Jours de joie ». C’est une nouvelle pièce de l’auteur norvégien Arne Lygre que Stéphane Braunschweig traduit par ce titre en collaboration avec Astrid Schenka, et qu’il crée en France après Homme sans but, Je disparais, Rien de moi et Nous pour un moment. Avec ce spectacle, on retrouve la singularité de l’écriture de Lygre et l’exploration très fine qu’elle permet des relations humaines, exploration qui invite à méditer sur les nôtres.

Le grand plateau de l’Odéon est presque nu, simplement occupé par des feuilles mortes aux couleurs chatoyantes au sol et un long banc au milieu. Rien en fond ou sur les côtés de la scène, si ce n’est des portes, des portants ou des tuyaux noirs sur noir qui rendent l’espace abstrait. Rien au-dessus non plus, le cadre de scène est grand ouvert. Le tableau prête déjà à la contemplation, le temps que le public prenne place. Mais il prend une tout autre échelle quand entrent deux actrices, Virginie Colemyn, « Une mère », et Cécile Coustillac, « Une sœur ». Toutes deux paraissent minuscules au milieu de cette mer de feuilles mortes, à côté de ce banc bien plus grand qu’il n’y paraissait en l’absence de présence humaine. Les deux actrices sont encore diminuées par leurs voix dès le moment où la mère se met à parler, voix qui ne sont pas chargées de combler le vide à elles seules mais qui ont le soutien de micros HF, voix qui ainsi résonnent dans la cage de scène devenue cathédrale. Cette distorsion d’échelles produit l’impression que quelque chose de plus grand qu’elles dépasse ces personnages et les englobe.

« Une mère » commence et rapporte ce qu’elle a dit ou pensé au moment de retrouver sa fille. Puis sa fille, « Une sœur », fait de même. L’alternance rythmée entre ce qu’elles ont dit ou pensé et l’incise « ai-je dit », « ai-je pensé », oblige à ravaler les mots dits ou pensés, elle entrave l’adresse, à la salle ou à la partenaire, retient le jeu, le situe dans un entre-deux fragile. Elle ne dure cependant pas, et le dialogue finit par s’installer. Mais cette introduction annonce une langue littéraire qui évoque celle de Lagarce dans la tension entre un vocabulaire ordinaire et des répétitions stylisées. Cette écriture exigeante oblige les acteurs et actrices à dompter les affects qu’elle exprime, à les retenir pour mieux les libérer à d’autres moments.

Une mère et sa fille donc, se retrouvent après un long temps, la seconde vivant à l’étranger. La mère l’a directement amenée de l’aéroport à cet endroit qui lui est cher : ce banc qui se tient au bord d’une rivière, dans un cimetière, en contrebas d’une église. La fille ne comprend pas immédiatement ce qu’elles font là, puis elle se laisse gagner par la paix du lieu, son regard tourné vers la salle qui transforme le public en paysage. Ensemble, elles annoncent : « quelqu’un va venir » – titre d’une pièce d’un autre auteur norvégien, Jon Fosse. Ce quelqu’un, c’est le frère jumeau de la sœur, Aksle, à qui la mère a également donné rendez-vous à cet endroit. En attendant, elles évoquent le mari de la fille, qui hait la mère et réciproquement, l’impossibilité récemment découverte pour la fille d’avoir des enfants, mais, au-delà de ces contrariétés, ces tracas qui pourraient être à l’origine de drames, elles disent surtout le bonheur qu’ont été l’enfance et la maternité, ainsi que leur joie profonde à être ici, ensemble.

Le texte comme la mise en scène soulèvent ici la question de la difficile représentation de la joie. Tolstoï commence Anna Karénine en écrivant : « Toutes les familles heureuses se ressemblent. Les familles malheureuses, au contraire, le sont chacune à leur façon » – manière d’avouer qu’il a été plus simple pour lui de décrire le malheur d’Anna Karénine et du prince Vronski que de rendre compte du bonheur de Kitty et Lévine. Stendhal, de manière plus explicite encore, dans La Vie de Henri Brulard, exprime la difficulté à écrire la joie profonde. Il annonce : « Voici un intervalle de bonheur fou et complet », avant de conclure, après plusieurs lignes dans lesquelles il décrit l’impossibilité dans laquelle il se trouve : « On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détail ». Comment, en effet, dire sincèrement, sans cynisme, sans ironie, sans condescendance ni naïveté, la joie pure ? Par des paroles littérales, suggère Lygre ; avec l’interprétation a capella d’une chanson de Lady Gaga ou des gestes des tendresse, dont la portée est décuplée par leur rareté, suggère Braunschweig.

Après cette longue première scène qui tente de se tenir sur le fil ténu de la joie, arrive un homme, qui n’est pas le fils tant attendu mais un voisin. La cellule familiale se trouve alors menacée par un étranger, que la mère et la fille veulent d’abord faire partir avant de se prendre au piège d’un échange, qui, malgré elles, tisse un lien avec l’homme. Arrivent ensuite l’ex-femme du voisin et trois personnes en deuil venues repérer la place que souhaitait le mari et père mort dans le cimetière. À nouveau, les réticences premières à voir des inconnus présents sur le lieu de retrouvailles laisseront place à des convergences, un partage inattendu, une écoute dérobée ou assumée peut-être encore plus touchante que ce qui se dit. Chacun des personnages arrive avec ses pensées et premières phrases au discours indirect, comme la mère et la fille au début, phrases au statut trouble que souligne des notes discrètes, alors que le reste du temps acteurs et actrices sont laissés sans appui sur le plateau immense. Ces phrases rapportées créent un sas qui densifie chaque fois les dialogues qui suivent, en posant des sentiments contradictoires ou des divergences entre paroles et pensées. Elles laissent entrevoir la part de non-dit que masquent les mots, et leur capacité à façonner le réel, à le distordre, leur puissance démesurée qui peut mener à la fin d’une relation.

Le renversement est total quand Aksle, tant attendu, annonce son départ à peine arrivé. « Je disparais », déclare-t-il – titre d’une autre pièce de Lygre, qui retentit, comme « Nous pour un moment », que paraissent répéter les personnages. Ce départ confronte au silence et à l’absence, il met fin à l’harmonie fragile trouvée entre les sept autres, finalement assis en ligne sur le long banc, à l’écoute de leurs vies respectives. Le bouleversement dramaturgique est total : désormais, c’est le compagnon d’Aksle, « Un autre moi », qui devient le pivot central d’une nouvelle communauté, désormais, « Une sœur » devient « Une autre sœur », un veuf fait écho à la veuve, un ex-mari à l’ex-femme, etc. L’effet miroir est presque parfait, à ceci près que l’attente d’une arrivée fait place au constat d’un départ, qui n’agit plus comme un moteur dramaturgique tant le retour est incertain. La joie, compromise, n’est plus invoquée avec confiance mais revendiquée comme un bouclier contre la tristesse.

Après la douceur de l’automne à peine esquissée, un décor accueilli avec joie descend des cintres et installe une baie vitrée, derrière laquelle tombent des flocons de neige scintillants. La vision hypnotise comme un écran hypnotise les enfants, au point de détourner parfois des acteurs et actrices et de placer dans un état de méditation. Certaines phrases s’accrochent aux flocons, certaines déclarations que s’adressent les personnages, qui n’ont pas peur d’être grandiloquents, car le bonheur est dur à dire sur un mode mineur, à débarrasser de la pompe de L’Ode à la joie. Ensemble, ils font l’éloge de l’amitié, des rencontres, des moments de vie partagés, du pardon. Beaucoup de peines sont esquissées dans la pièce, qui empêchent que ces propos paraissent naïfs. La joie qu’ils brandissent n’apparaît pas non plus comme une injonction autoritaire, mais plutôt comme un vœu, une confiance en son pouvoir de consolation qui permet aux personnages de l’accueillir même au cœur de la détresse. Croire en la joie, en le pouvoir des petites et grandes joies à nous faire traverser les jours de peine : c’est le message que délivre ce spectacle, avec lequel on repart chez en soi en chantonnant tout autant « y’a d’la joie » que « love, love, love, I want your love ».

F.

 

Pour en savoir plus sur « Jours de joie », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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