« Cendrillon » de Joël Pommerat aux Ateliers Berthier

Aux Ateliers Berthier est reprise la Cendrillon de Joël Pommerat, « spectacle pour tous, à partir de 8 ans ». Cette information apparemment mineure doit être constamment gardée à l’esprit pour prendre la pleine mesure de cette création. Avec elle, le metteur en scène nous offre une très belle réécriture du conte et une œuvre scénique d’une qualité rare pour un spectacle jeune public.

CendrillonContrairement aux précédentes créations de Joël Pommerat, Ma Chambre froide, Cercles/Fictions ou encore La Réunification des deux Corées, le dispositif scénique de Cendrillon est sobre : il n’est ni circulaire, ni bi-frontal, mais simplement frontal. La dimension narrative de cette pièce, qui est donc une réécriture, est résolue sur scène par l’intervention d’une voix off et par les fameux passages aux noirs qui caractérisent l’esthétique de tous ses spectacles. Ceux-ci amènent d’emblée à dire que la magie n’est pas du ressort de la fée – dépeinte comme une femme blasée après huit cents ans de vie, et qui a décidé de se reconvertir dans la prestidigitation des humains, à base de cartes et de « trucs » – mais bien de Joël Pommerat.

En l’espace de quelques secondes seulement, la scène se métamorphose à chaque instant et donne à voir différents espaces. Des sortes de lucioles, discrets repères lumineux pour les comédiens et régisseurs, agissent dans la nuit profonde dans laquelle est plongée la scène, et permettent de passer du salon à la cave, de la maison tout en verre de la belle-mère au palais du roi. Les éléments de figuration sont minimes – quelques chaises, une armoire, un lit, un lustre –, mais sont redoublés par les lumières d’Eric Soyer afin de distinguer les différents tableaux qui composent le spectacle. Les trois pans qui encadrent la scène deviennent ainsi surface de projection pour des images plus ou moins réalistes, entre paysages extérieurs et motifs symétriques infinis, eux aussi caractéristiques des spectacles de Pommerat.

A travers de courtes scènes, est donc retracée l’histoire de Cendrillon, celle que le conte de Charles Perrault et le film de Walt Disney nous ont rendue familière. En guise de préambule, une voix off à l’accent méditerranéen se présente comme un personnage-plume et floute l’ancrage du conte, dont la réécriture le rapproche par ailleurs de notre monde contemporain. A cette introduction purement narrative est offerte un équivalent scénique : un homme parle en langage des signes, mais un langage qui nous échappe par manque de mimétisme et de constance, et qui l’apparente à un chef d’orchestre. A plusieurs reprises il resurgit ainsi, son image étant chaque fois plus travaillée grâce à la vidéo de Renaud Rubiano.

Cendrillon - PommeratL’histoire commence donc avec la mort de la mère de Sandra. L’ensemble du conte est relu par ce prisme du deuil, et l’accent est porté sur l’importance des mots, la nécessité primordiale de bien les interpréter. Ceci vaut pour Sandra, qui entend mal les dernières paroles de sa mère expirante, et comprend que si elle arrête de penser à elle, elle mourra pour de bon. Elle demande donc à son père de lui offrir une grosse montre, qui sonne toutes les cinq minutes pour lui rappeler son devoir.

Quand il décide de se remarier avec une femme qui a deux filles, Sandra accepte toutes les tâches que celles-ci lui imposent, et en demande encore plus pour se punir de ne pas penser assez à sa mère. Dans cette réécriture, elle n’est donc pas présentée comme la victime de sa belle-mère, mais réclamant d’elle-même des travaux dont elle perçoit l’exécution comme une sorte d’autoflagellation. Son père, loin de prendre sa défense, est un être faible qui fume par devers sa femme, dans la chambre de sa fille située à la cave. C’est l’odeur qui imprègne les vêtements de cette dernière qui amène ses belles-sœurs à l’appeler Cendrier – première étape dans l’évolution progressive de son prénom.

Cendrillon - JPDans cette version de Joël Pommerat, la belle-mère est une femme superficielle et caractérielle, obsédée par son image, persuadée de paraître aussi jeune que ses filles. Celles-ci sont deux flemmardes railleuses, accrochées à leur téléphone portable, offrant un parfait reflet l’une de l’autre. Enfin, Cendrier est une petite-fille au caractère tranché, intransigeante avec elle-même, extrêmement lucide et drôle par la franchise qu’elle ne peut restreindre. Tous sont en demi-teinte, hors de tout manichéisme, ce qui fait en grande partie la valeur de cette réécriture.

Cette famille mal recomposée est tirée au sort pour une soirée en compagnie du roi et du prince. Là se lit le décalage temporel par rapport au conte d’origine : la belle-mère et ses filles s’y rendent en robes d’époque, alors que le palais se présente comme l’entrée d’une boîte de nuit, gardée par des videurs. Cendrier se rend également à cette soirée, convaincue par sa marraine d’y aller, une fée en carton incapable de lui créer une robe digne de ce nom mais qui l’emmène là-bas en voiture et réussit à détourner l’attention du vigile. Grâce à elle, a donc lieu la rencontre entre Cendrier et le prince, qui lui aussi échoue à faire le deuil de sa mère, dont on lui a dit que des grèves de transports l’empêchait de rentrer de voyage depuis des années.

Cendrillon PommeratLa fameuse chaussure du conte n’est plus ici celle de Cendrier, mais celle du prince, qui lui donne en signe de remerciement pour lui avoir ouvert les yeux quant à la mort de sa mère. Ce faisant, celle que le prince appelle désormais Cendrillon, « parce que c’est plus joli », s’est elle aussi libérée de la promesse qu’elle s’était faite de penser à chaque instant à sa mère. Ce dessillage mutuel est à l’origine de l’amour qui naît entre les deux jeunes gens, ce qui fait reposer le happy ending de l’histoire sur le passage cruel par la vérité.

Joël Pommerat procède donc à une très belle réécriture, qui se saisit de l’esprit de notre temps à de nombreux égards. Les passages attendus du conte sont bien présents, mais toujours avec un certain décalage, qui floute les frontières entre le bien et le mal, pose un regard tendre sur chacun des personnages, et fait du conte une histoire moins féérique, moins inaccessible, et pour cette raison, plus puissante.

Cendrillon-2Avec cinq comédiens seulement et de nombreux costumes, tous les personnages apparaissent, tous très justement interprétés. La mise en œuvre scénique de ce texte, tout orienté vers elle, offre ainsi de très beaux moments, tel le cauchemar de Cendrillon, proprement terrifiant, dont les cris d’enfants entendus amènent à se demander s’ils sont réels, et la chanson du prince. Dans les deux cas, l’émotion repose sur le son, sur la matière sonore, extrêmement travaillée, composée de multiples strates. Elle contribue en grande partie à colorer les différents tableaux, par des notes cristallines ou des musiques envoûtantes, dont la connotation n’est jamais clairement tranchée.

Face à ce spectacle, le seul regret est de ne pas en avoir partagé l’expérience avec un enfant, qui certainement aurait ri, aurait eu peur, aurait nourri de l’espoir et de l’aversion, et se serait réjoui à de nombreuses reprises. L’adulte qui se rend régulièrement au théâtre, et qui en plus connaît le travail de Joël Pommerat, est probablement plus sensible à une émotion d’un autre ordre, celle que suscite La Réunification des deux Corées par exemple. Néanmoins, ce qu’une telle appréciation révèle est la capacité de l’artiste à s’adresser à tous, à réussir à toucher chacun, quel que soit son âge et ses préoccupations.

F.

Pour en savoir plus sur « Cendrillon », rendez-vous sur le site de l’Odéon.

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