« Ludwig, un roi sur la lune » par l’Atelier Catalyse au TGP – théâtre fragile

Ludwig, un roi sur la lune, programmé l’été dernier au Festival d’Avignon, est repris cet hiver au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Ce spectacle est la dernière création de Madeleine Louarn avec les comédiens handicapés mentaux de l’Altelier Catalyse. Celle qui était au départ éducatrice spécialisée a mené un long travail avec ces acteurs, et a monté déjà plusieurs spectacles avec eux, désormais formée pour la mise en scène. Pour cette nouvelle pièce, elle a fait appel à Frédéric Vossier, qui avait déjà adapté pour eux Les Oiseaux d’Aristophane. Inspiré par un premier travail avec ces artistes hors du commun, l’auteur a cherché un personnage et un univers qui leur ressemblent. Malheureusement, le choix sur lequel il s’est finalement arrêté ne sert pas la singularité de leur talent.

Ludwig - luneFrédéric Vossier s’est inspiré de la figure historique de Louis II de Bavière pour écrire Ludwig, un roi sur la lune. Etre indéchiffrable de son temps, que l’on diagnostique désormais comme psychotique, Louis II ne voulait pas être roi, et préférait à l’exercice du pouvoir les plaisirs de la nature, de la musique ou de l’architecture. Cet admirateur de Louis XIV s’était donc fait le grand mécène de Wagner. Ce dernier est présent dans la pièce de Vossier et gravite autour de lui avec le chambellan et d’autres personnalités de la cour. Mais pour tenter de saisir la complexité de ce personnage, l’auteur scinde la figure du roi, superpose à celle de Louis II le fantôme de son père qui continue de le hanter, qui lui sert de rempart face au monde, de refuge, ou qui se substitue carrément à lui, exprimant alors sa maturation, puis son vieillissement.

Vossier dit avoir eu l’idée de théâtraliser ce personnage après avoir découvert le travail de Madeleine Louarn avec Catalyse. Selon lui, il existe une certaine proximité entre ces handicapés mentaux sur scène et ce roi hors du commun. Leur rapport au monde, leur « inadaptation » les rapprocheraient. Partant de là, il redouble la question de l’écart, d’un rapport trouble au réel, il surajoute de l’étrange à l’étrange, ce qui apparaît d’emblée comme une tautologie, un pléonasme. A cela s’ajoute le fait que sa pièce n’est pas dramatique. Il compose un texte poétique – parfois abscons – qui préfère à la syntaxe de phrases articulées des propositions éthérées sans liens, et à la progression, un certain statisme. Le but paraît de déployer un portrait du roi, dont les limites mêmes ne sont pas nettes, car s’y mêle la figure de Lenz marchant dans la montagne.

Une telle écriture a pour effet de désancrer la scène, de la déréaliser – de la même façon que la musique omniprésente de Rodolphe Burger et Julien Perraudeau cherche à teinter d’onirisme l’espace concret du plateau, à suggérer de façon obsessionnelle un univers plus mental. Il en résulte que la présence au départ si dense des comédiens sur scène est affaiblie. A vouloir mettre en valeur leur caractère « lunaire », déjà pleinement là, évident, ils se trouvent presque écrasés par ces choix dramaturgiques.

Ludwig - fleursLe simple fait qu’ils soient sur un plateau constitue un événement, cela relève déjà du spectaculaire. Tout – corps, déplacements, gestes, contacts, parole – devient un enjeu en soi, car tout menace de buter, rien n’est assuré et fluide. Le moindre mouvement ou le moindre son deviennent perceptibles, dans une espèce de mise à nu du fait théâtral dans son entière fragilité que l’on tend à oublier. Le simple fait d’entrer en scène contient une part de danger, une vulnérabilité qui aiguise l’attention ; même disposer des fleurs au sol, pour l’en recouvrir de façon uniforme mais pas systématique, paraît requérir un soin extrême, voire être potentiellement source d’angoisse. Dans ces conditions, l’improvisation paraît impossible, agrandissant encore la crainte du raté, de l’oubli – certainement plus grande de la part des spectateurs que de la leur.

Même le langage n’apparaît pas pour eux comme un espace de décharge, d’expression, mais davantage comme une entrave. Une certaine distance, parfois insurmontable, semble les séparer du texte. Un texte en outre complexe, peu évident à porter, qui leur reste étranger, la plupart du temps récité plutôt que porté – mais quand il l’est pour de bon, notamment par Guillaume Drouadaine c’est véritablement vibrant. Car la différence, l’altérité, ne s’affirme pas seulement par rapport à d’autres acteurs, non atteints de handicap, mais aussi entre eux. On saisit rapidement quelles sont leurs forces, leurs singularités. Leur présence absolument unique s’affirme jusque dans les saluts.

Ludwig - comédiens

Une fois que l’on est assuré de leur maîtrise, ce qui transparaît, c’est la contrainte énorme qu’ils s’infligent, l’effort immense auxquels ils se soumettent, de laquelle émerge une certaine tension, qui fait du spectacle une suite de suspens. Un espace s’ouvre entre l’être et le jeu, une béance, une faille qui menace de chute, et cet abîme subjugue. L’émotion surgit en revanche quand les corps se libèrent de toute astreinte – quand Ludwig chante, quand tous dansent, comme habités par la musique live. Alors, ils n’agissent plus soumis à des directives extérieures, pressés par une réplique à sortir à temps par exemple, mais leur démarche paraît pleinement créative.

Ces interstices dans lesquels ils laissent entrevoir quelque chose qui leur est vraiment propre, où se déploie leur liberté artistique, sont rares. Mais alors, l’ampleur de leur hypersensibilité devient pleinement sensible, et une espèce de transcendance opère. Dans ces moments, on s’approche de la grâce que le personnage de Kleist croit possible pour les marionnettes, dépourvues de toute volonté de produire un effet, dont la beauté est accrue par le fait même qu’elles ignorent leur beauté.

F.

Pour en savoir plus sur « Ludwig, un roi sur la lune », rendez-vous sur le site du TGP.

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