« LENZ » de Cornelia Rainer dans la Cour du Lycée Saint-Joseph – sans transcendance

Avignon 2016, beaucoup de pièces dites « d’après » entre Les Damnés d’après Visconti, Karamazov d’après Dostoïevski, 6 a.m.… d’après Hölderlin, 2066 d’après Bolaño, Les Âmes mortes d’après Gogol… Pour ce qui est de LENZ, mis en scène par Cornelia Rainer et présenté dans la Cour du Lycée Saint-Joseph, la mention est plurielle : d’après Lenz, Büchner et Oberlin. Trois sources – et en réalité plus – pour dresser le portrait de Jakob Lenz au moment de sa crise mystique. Un portrait en acte qui questionne la foi, mais sans transcendance.

Lenz - nuitJakob Lenz est un poète et dramaturge du XVIIIe siècle, représentant du mouvement littéraire Sturm und Drang, « tempête et passion », mais que l’histoire a quelque peu oublié à la faveur de Goethe. Fils de pasteur, destiné à reprendre la fonction après ses études de théologie, il quitte sa famille, rejette ses parents, se perd dans les bras des femmes, avant de partir à pieds à travers la montagne, jusqu’à arriver au Ban de la Roche, village des Vosges, chez le pasteur Oberlin. Celui-ci a pris des notes de son séjour de vingt-et-jours dans sa communauté, gardant ainsi une trace de son passage. De cette matière, Büchner a conçu un récit, inachevé, trouvant dans les contradictions de cet auteur une figure proche de ses propres préoccupations.

Le spectacle est composé autour de la crise du personnage, de sa séparation, étymologiquement, de l’instant de sa scission. Lenz passe en effet de l’enthousiasme, littéralement inspiré par Dieu, de la foi retrouvée dans le contact avec la nature, au retour de l’angoisse face au silence d’un Dieu qui ne donne aucun signe et qui ne fait rien pour empêcher la souffrance – celle-là même qui fait douter Ivan Karamazov. La première phase de sa crise, ascendante, par son caractère extrême, annonce déjà la chute. L’échec est contenu dans le fait que son mouvement vers la foi est recherché dans l’immanence, qu’il cherche à rendre l’immanence transcendante, louant la vie simple des bergers ou de la famille Oberlin, qui s’animent dans la prière et les grâces à chaque repas, ou lors des prêches pendant les offices. La simplicité le transporte, l’exhausse, c’est-à-dire qu’elle lui donne des idées plus vives qu’il ne conviendrait selon Littré. Mais cela ne dure qu’un temps, sa soif est bientôt inassouvie, il se met à chercher un au-delà, dans l’ascension des montagnes, dans une tension supérieure encore vers Dieu, qui ne peut que le faire choir, le ramener plus bas encore. C’est là le récit d’une impossible conversion, d’un désir insatiable et tragiquement déçu.

Lenz - lenzL’exaltation première, superlative, est manifestée par une forme d’hystérie sur scène. La joie est extrême, au point de côtoyer la folie, et lorsque Lenz se jette dans la fontaine pour célébrer la beauté de la nature, la famille du pasteur perçoit déjà le manque de mesure, la part faillible de son enthousiasme. Le décalage est de plus en plus marqué entre la vie lente, monotone, ennuyeuse de cette communauté de campagne, et les élans de Lenz, qui tente d’entraîner tout le monde avec lui. Sans qu’aucune temporalité ne soit martelée, ni même signalée, le basculement est ainsi progressivement préparé, jusqu’à ce que l’élévation extrême conduise à la perte, que le mouvement devienne explicite lorsque Lenz se lance à l’assaut du mont le plus haut, avec de plus en plus de violence, retombant chaque fois plus affaibli. Alors, la crainte qui entamait parfois un peu l’excitation de départ prend le dessus chez ceux qui l’entourent, et devient peur, rejet, mise à distance par la radicalisation d’un discours religieux, un discours qui ne convient pas, confronté à ses propres faiblesses, mis en butte face à cet individu. Sans manichéisme, la morale religieuse tente de canaliser la fièvre poétique, la fougue romantique, dans ce qu’elles peuvent avoir de destructeur et d’autodestructeur. L’essence même du Sturm und Drang, qui refuse les conventions sociales et morales à la faveur de la liberté, la plus absolue quand elle est au contact de la nature, est ainsi mise en jeu, et prend la forme d’un affrontement dramatique.

Dans la conception du spectacle, Cornelia Rainer souligne l’importance qu’elle accorde à la musique. Elle rappelle quelle a été sa formation, et dit que cette sensibilité-là l’a accompagnée dans la lecture du récit de Büchner. Sur scène, cela se manifeste par des chants religieux – des cantates de Bach notamment –, dont la beauté réside dans la fragilité de l’interprétation, amatrice, mais aussi par le contrepoint qu’offre le batteur Julien Sartorius. C’est lui qui ouvre le spectacle, avec un prologue, un prélude, qui saisit en effet les sens par l’ouïe. Avec ses baguettes, il explore les sons de la scène, ceux de la structure en bois, du grand circuit qui dessine des montagnes russes, des planches qui le constituent, mais aussi ceux d’un livre et de ses pages, de vaisselle, d’une table, du sol. Tout devient instrument, de même que manger de la soupe devient une musique. Cette invasion sonore qui fait entrer dans la scénographie prend progressivement la forme d’une image intérieure, celle de l’hypersensibilité de Lenz au monde, jusqu’à ce qu’elle devienne écriture. Allongé par terre, comme mort depuis l’entrée du public en salle, il s’anime soudain et écrit frénétiquement sur le sol, des poèmes qui seront lus avec autant de transport que les prêches. Par la suite, le musicien, cantonné à l’espace de sa batterie, souligne les moments d’intensité par des percussions ou les sons d’une scie musicale, avant de redire plus radicalement encore la folie de Lenz, à la fin.

Lenz - finMais par sa présence même sur le plateau, le batteur crée un contraste, un contrepoint qui est aussi visuel. Contrairement aux comédiens, il ne porte pas un costume d’époque, cherchant à désigner l’Allemagne du XVIIIe, mais ses habits de tous les jours. L’homogénéité de l’image créée et rompue, de même que le réalisme parfois poussé d’un intérieur, avec table, chaises et linge, est mis en défaut par l’immense circuit qui le cerne, qui figure autant les murs d’une maison qu’un paysage montagneux. Comme la temporalité, l’espace est condensé, et mêle l’allégorique au figuratif. La part visuelle du spectacle prend encore le dessus avec le spectacle des corps, agités, parfois à l’extrême, par les lumières, de la fumée qui devient nuage ou par la composition fugitive de tableaux – Marie-Madeleine essuyant les pieds du Christ Lenz.

On peut choisir de lire dans cette tension entre la musique et l’image le débat intérieur de Lenz, entre la foi recherchée, impalpable, et l’ancrage dont il ne se défait pas dans le réel, le concret, le matériel. D’autres indices tendent ainsi à décliner les effets de tension. Au départ, le récit est désigné comme tel par quelques phrases au passé simple adressées au public. Par la suite, la narration est davantage en retrait, et ne réapparaît que pour avoir une valeur injonctive, comme pour diriger le comédien Markus Meyer qui interprète Lenz, pour qu’il n’aille pas au-delà des faits historiques, entraîné par son propre personnage. Un tel effet de distanciation, qui ne réduit pas l’interprétation à la simple incarnation, est encore produit par la communication d’un instant entre le batteur et l’un des personnages. Là se joue la fabrication du spectacle, et se laissent percevoir de légères dissonances, qui redoublent par un écho lointain ce que vit Lenz. Néanmoins, ces accrocs, qui tiennent en éveil la curiosité, sont rares et ne permettent pas de déconstruire le caractère un peu daté et poli, au sens littéral, du spectacle pour sonder plus avant encore la figure de ce poète.

F.

Pour en savoir plus sur « LENZ », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

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