« Si c’est un homme » de Primo Levi – l’éloquence de l’indicible

Si c’est un homme de Primo Levi est une des œuvres de la littérature concentrationnaire les plus connues aujourd’hui. Elle relate l’expérience de l’auteur, chimiste italien incarcéré au camp de Monowitz, à Auschwitz, en janvier 1944, qui a survécu là-bas jusqu’à la libération – ou plutôt l’abandon du camp par les SS – en janvier 1945. Ce récit, virtuellement commencé dès le camp, où il s’impose comme un témoignage nécessaire pour faire connaître cette réalité, est pour de bon mis en œuvre dès le retour de l’auteur chez lui plusieurs mois après sa libération, et lentement composé pendant un an. L’enjeu de cette écriture est de dire l’indicible, de rendre compte de l’irracontable, d’une horreur telle que face à elle les mots sont impuissants. Mais l’auteur ne renonce pas pour autant et s’évertue à faire état de ce qui a eu lieu, et cette impossibilité qui parcourt tout le texte devient puissamment éloquente.

Si c'est un hommeLe récit commence avec l’arrestation de Levi, alors résistant dans l’Italie fasciste. Ce point de départ autobiographique permet de prendre la mesure de la progressive dépersonnalisation à laquelle l’expérience concentrationnaire va mener. Dès le moment où l’auteur se retrouve avec femmes et enfants dans de grands wagons de marchandises qui les conduisent dans un lieu encore inconnu, il est réduit à l’identité de juif italien. Sa condition d’homme est encore entamée quand il subit le premier châtiment de la soif avec ses camarades, à peine pire que l’ignorance dans laquelle ils sont savamment maintenus, qui empêche de comprendre encore les coups du hasard qui font échapper au four crématoire pour le camp de travail, juste à la faveur d’une direction préférée à une autre ou d’un coup d’œil des Allemands. Les tortures ne paraissent pas explicites quand les hommes qui ont vu leur mort retardée subissent la douche collective, l’attente, les questions laissées sans réponse. Mais l’anonymisation est en revanche totale quand ils sont rasés, tatoués, revêtus de leurs uniformes, et que la faim les rend chaque jour un peu plus similaires. Primo Levi n’est plus qu’un prisonnier comme les autres, un témoin à la neutralité subie, qui enregistre la réalité surréelle du camp.

Après l’arrivée, la difficile perte de l’identité, la survie s’organise. Il s’agit pour les nouveaux d’assimiler les lois, les rituels, de se battre pour tenter de remettre en place un quotidien bricolé. Tout est officiellement gratuit, mais les « gros chiffres » apprennent rapidement que tout est payant, que pour avoir les chaussures les moins pires, une cuillère ou un bout de tissu, il faut entrer dans des combines, voler, faire preuve d’ingéniosité, ou monnayer une portion de pain adaptée à la valeur du bien convoité. Lorsqu’ils ne sont pas occupés à améliorer leurs conditions de non-vie, les prisonniers sont soumis au travail harassant et aux cérémoniels cruels imposés par les SS. Mais les contacts avec l’autorité sont finalement rares, limités à quelques mots d’allemand non traduits dans le texte, qui reproduisent la violence imposée par le caractère étranger et incompréhensible d’une langue, qu’il faut essayer de comprendre, dans l’intention au moins.

Progressivement, le choc, l’horreur qui fait frémir face aux peines inhumaines infligées à des êtres encore humains, encore proches, s’atténue avec l’accoutumance. L’impensable, l’inimaginable ne sont plus pensés comme tels, car toute perspective disparaît, toute forme – pas même d’espoir ou d’avenir, mais de projection disparaît. De même, tout passé s’évanouit, s’efface, ce qui est hors du Lager est anéanti, n’existe plus ou presque. Une nouvelle mémoire se substitue à celle trop différente, trop irrecevable de l’avant-camp, dont émergent seulement avec peine et douleur des vers de L’Enfer de Dante. Le soin avec lequel chaque individu est maintenu entre la vie et la mort, dans un état d’incertitude absolu, oblige à ne survivre qu’au présent, à ne se soucier qu’au jour qui vient, voire à l’heure à venir. Même les rares moments où resurgissent l’humanité, l’amitié, le partage sont constamment soumis à la menace du précaire. Mais seul cet anéantissement du temps permet de ne pas céder au désespoir, de se laisser guider par l’instinct de vie le plus primaire, celui qui fait endurer tout plutôt que de renoncer, de se laisser mourir, de se jeter sur les fils électriques.

Primo LeviEntre les bornes que constituent l’arrivée au camp et la fuite des Allemands, la temporalité s’évanouit dans la répétition du presque-même, le temps n’existe plus dans un présent chaque fois regagné. Une quelconque forme de continuité est donc impossible à suivre dans la reconstitution des faits, il faut se raccrocher à de micro-événements pour rétablir un ordre dans le chaos, aux faits qui ont sauvé telle journée ou marqué telle autre d’un sceau plus lourd encore. Le récit ne pouvant donc se soumettre à la chronologie, il s’organise chapitre par chapitre selon des thèmes qui dévoilent différents aspects de la survie au camp : l’infirmerie, le travail, les pendaisons… Dans ces limbes infernaux, le jeune homme de 24 ans en paraît 45, mort avant de l’être pour de bon, pas même ranimé par l’espoir quand parviennent des rumeurs sur la progression des Alliés, ou par le plus faible sentiment de libération quand il passe les barrières du camp, confronté à une nouvelle forme de survie alors que les lieux ont été désertés par les Allemands.

Seule l’écriture a posteriori peut être cathartique, peut aider à faire prendre le dessus. Déjà, le projet de témoignage était salvateur quand Levi était encore au camp. La nécessité d’écrire pour que personne n’oublie – avant même que tout le monde apprenne, sache –, pouvait s’apparenter à un but, aussi inconcevable soit-il encore, capable de faire avancer. Il permettait de mettre en place un début de réflexion sur la condition de l’homme, de penser les types et les caractères qui résistent le mieux au camp, et ceux qui ne s’en sortent pas, de constater que les lois offriront toujours plus de facilités aux plus forts et soumettront les plus faibles à plus de difficultés, d’envisager la perte du sens moral et le déchaînement de la cruauté, de décrypter les techniques d’humiliation, d’abêtissement, d’anéantissement, de négation – au sens littéral. Mais même au plus près de l’horreur, invinciblement, inévitablement, le cœur-même de l’extermination nazie, les fours crématoires, la destruction de masse, restent un trou noir, un vide de l’ordre de l’intémoignable.

La trêveA mesure que la restitution brute des faits s’enrichit de pensées qui donnent une autre ampleur au texte, le style de Levi, qui se découvre auteur, s’épanouit. L’impossibilité de dire est ressassée, l’écrivain prend acte de la faiblesse du langage, mais il poursuit avec et contre. Il progresse sur le fil ténu du témoignage, au creux de l’articulation entre le personnel et le collectif, entre l’expérience et les faits. Cette posture ne l’amène pas à s’appuyer pas sur des chiffres ni à reconstituer une perspective englobante, comme celle l’historien, et elle lui évite également tout jugement, tout pathos, et même l’expression de tout sentiment – en partie parce qu’ils ont peu à peu disparu, jusqu’à être réduits à néant. Le regard par lequel est donné à découvrir la réalité du camp ne s’impose pas, il est sans passion, et le froid, la faim, la peur, le désespoir, simplement désignés, indiqués, ne sont pas démontrés ou illustrés.

C’est probablement parce le témoignage ne pouvait prendre que cette forme que le récit s’arrête brutalement, au moment même de la sortie du camp en janvier 1945. Alors que parler de soi, c’était parler de tous au camp, lorsque le système s’ébranle, le subjectif, l’intime, l’autobiographie refont surface. Il faut alors achever le récit et commencer un autre livre, La Trêve. Si Levi reprend dans cette œuvre à l’endroit même où s’arrêtait Si c’est un homme, la tournure est autre. De nouveaux sentiments, de nouvelles nuances, sont toutes nommées dans la confusion, car la libération n’est pas synonyme de joie et de retour chez soi – pas encore du moins. Les anciens prisonniers qui ont survécu, engagés dans une lutte nouvelle, passent de camp en camp à travers toute l’Europe de l’Est, chantier apocalyptique, en attendant leur retour pris en charge par les Russes. Dans cette instabilité nouvelle, le retour à la vie est marqué par des personnalités, des identités, des noms, des histoires, des relations humaines, mais aussi des anecdotes, des loisirs, des plaisirs. Il ne s’agit plus de se soummettre à un devoir de mémoire, celle-ci a enfin recouvré son caractère personnel et intime. Mais la nouvelle brutalité avec laquelle s’achève le récit de cet interminable retour montre que cette trêve n’était qu’une transition, une période exceptionnelle, avant le devoir de penser, de se souvenir, de surmonter, de reprendre s’il est possible une vie, qui alors ne s’écrit plus.

F.

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