Pour certains lecteurs, Dostoiewsky sera toujours un talent cruel, et rien autre que cruel.
C’est qu’en effet il place ses héros dans des situations sans issue et se plaît à les soumettre à toutes sortes d’épreuves. C’est à travers des abîmes de déchéance morale, et toutes les tortures de l’esprit, qu’il les mène au crime, au suicide, à l’idiotie, à la fièvre chaude et à la démence. Ne dirait-on pas que Dostoiewsky parfois torture ses chères petites victimes « sans autre but que de jouir de leurs souffrances » ? Oui, c’est en vérité un bourreau voluptueux de la torture, le Grand Inquisiteur des âmes, « un talent cruel ».
Et tout cela est-ce naturel, possible ? Est-ce que tout cela existe réellement dans la vie ? Où donc cela s’est-il vu ? Et si même cela existait, que nous importent, à nous gens de bon sens, ces cas des plus rares, des plus exceptionnels, ces monstruosités morales et mentales, ces difformités pareilles à des visions de délire ?
Le grand reproche que l’on adresse communément à Dostoiewsky, c’est d’être artificiel, insolite, de manquer de naturel, de ce que l’on nomme « un réalisme sain ».
« On me considère comme un psychologue, – dit-il lui-même – ce n’est pas vrai, je suis un réaliste au sens le plus élevé, c’est-à-dire que je représente toutes les profondeurs de l’âme humaine. »
L’homme de science est, lui aussi parfois, un réaliste au sens le plus élevé, réaliste d’une réalité inconnue, encore inexistante. Pour mener à bien ses expériences scientifiques, il crée à l’aide de ses machines et appareils certaine ambiance de conditions artificielles, exceptionnelles, et observe les modifications que subira le phénomène soumis à l’influence de ces conditions. L’on pourrait dire que l’essence de toute expérience scientifique consiste précisément dans cette ambiance voulue de conditions artificielles. Ainsi le chimiste, augmentant la pression atmosphérique à un degré impossible selon les données que nous avons de la nature, arrive progressivement à condenser l’air, à le faire passer de l’état gazeux à l’état liquide. Ne semble-t-il pas « irréel » aussi, point du tout naturel, surnaturel et miraculeux, ce liquide transparent, d’un bleu sombre comme le ciel le plus pur, qui s’évapore bouillonnant et froid, plus froid que la glace et même que tout ce que nous pouvons imaginer. L’air liquide n’existe pas – du moins il n’existe pas dans la nature telle qu’elle est accessible à notre expérience. Il nous semblait un prodige, et le voici devenu une vérité des plus réelles, une réalité scientifique. Il « n’existe pas » – mais il est.
Dostoiewsky, réaliste au sens le plus élevé, ne procède-t-il pas à quelque chose d’analogue dans ses expériences sur les âmes humaines ? Lui aussi les places dans des conditions insolites, étranges, exceptionnelles, artificielles, et sans savoir encore ce qui en résultera, il attend et regarde. Pour que se manifestent les forces cachées dans les profondeurs de l’âme humaine il lui faut atteindre un degré de pression morale tel que jamais, ou presque jamais, on ne le rencontre dans les conditions de la vie présente. Ce sera ou bien l’air raréfié et glaciale d’une dialectique abstraite, ou bien le feu d’une passion brutale, élémentaire, d’une passion chauffée à blanc. Au cours de telles expériences, il obtient parfois des états d’âme aussi nouveaux et qui paraissaient aussi impossibles que la liquidité de l’air. Pareil état d’âme n’existe pas, du moins ne se trouve-t-il pas dans les conditions de civilisation historique et d’existence domestique telles que nous les pouvons observer. Mais il peut être, car le monde spirituel, tout aussi bien que le matériel, est, selon l’expression de Léonard de Vinci, « plein d’innombrables possibilités qui ne sont pas encore incarnées ». cela n’existe pas, et toutefois, c’est plus que naturel, cela est.
La prétendue psychologie de Dostoiewsky rappelle un immense laboratoire pourvu des instruments les plus minutieux et les plus précis, d’appareils à mesurer, sonder, éprouver l’âme humaine. On peut bien se figurer que pour les profanes un tel laboratoire doit plutôt ressembler à la diabolique cuisine des alchimistes du Moyen Age.
D’ailleurs, quelques-unes de ces expériences peuvent n’être pas sans danger pour l’opérateur. Il nous arrive parfois de trembler pour lui, car c’est lui qui, le premier, découvre de ses yeux ce qui semblait interdit jusqu’alors à tout regard humain. Il descend à des profondeurs où nul n’est encore descendu. En reviendra-t-il ? Saura-t-il maîtriser ces puissances qu’il vient d’évoquer ? Et si elles allaient rompre le cercle magique tracé par lui ? Nous craignons pour tant de témérité. Cette audace dans l’investigation, qui ne s’arrête devant rien, ce besoin d’aller jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême limite et de franchir toutes bornes, est quelque chose de bien moderne, de particulier sinon à toute la culture européenne, du moins à la science européenne, et c’est en même temps quelque chose d’extrêmement russe, que l’on trouve aussi chez Léon Tolstoï. Avec la même curiosité hardie que Dostoiewsky sondant les profondeurs de l’âme humaine, les abîmes de l’esprit, L. Tolstoï n’a-t-il pas fouillé les profondeurs inverses mais non pas moindres de la chair ?
Tels passages des romans de Dostoiewsky reflètent par-dessus tout ses qualités personnelles d’artiste ; et il est difficile de décider non moins que pour certaines paroles de Goethe ou peinture de Léonard, si c’est art ou science. En tout cas, ce n’est ni « art pur », ni « pure science ». il y a là toute la précision de la science et tout le rêve de la création artistique. Synthèse nouvelle que les plus grands artistes et savants ont pressentie et pour laquelle il n’est pas encore de nom.
Dmitri Merjekowski, L’Âme de Dostoiewsky – Le Prophète de la révolution russe