« Battlefield » de Peter Brook aux Bouffes du Nord : après la bataille

Trente ans après l’historique représentation du Mahabharata en 1985 au Festival d’Avignon, dans la mythique Carrière de Boulbon, Peter Brook revient avec Marie-Hélène Estienne sur ce spectacle issu de longues années de travail et en donne à voir un échantillon dans une salle elle aussi mythique, qui superpose les codes et les histoires et que Brook a faite sienne, celle des Bouffes du Nord. Au sein de la vaste épopée indienne que représente le Mahabharata, adaptée par Jean-Claude Carrière, un seul épisode est retenu pour cette reprise, intitulé Battlefield, « champ de bataille ». En un peu plus d’une heure, le spectacle donne donc à voir un double fragment – fragment d’une œuvre, et fragment d’un spectacle qui a fait date – qui voudrait valoir pour le tout mais qui indique davantage le manque et l’absence, qui ne permet pas une entière immersion ni dans l’œuvre ni dans la représentation, et qui fait regretter le passé.

Battlefield - BrookPour cet événement – accompagné de la projection de la version intégrale du spectacle samedi 26 septembre, de 11h30 à 20h, témoignage cette fois plus complet des neuf heures de théâtre de la représentation d’origine – la salle des Bouffes du Nord est comble. Des coussins qui bordent l’espace scénique, non délimité avec la salle, aux derniers balcons tout là-haut, le public s’est rassemblé pour revivre ce moment d’histoire du théâtre ou pour se rattraper. En attendant le début du spectacle, il s’apprête à voyager en découvrant la scène, simplement occupée par de larges bâtons en bois laqué au fond, deux assises noires au centre et un tam-tam à cour. On retrouve là les principes du théâtre vide qu’a exploré Brook tout au long de son parcours avec cet espace, supposé ouvrir l’imaginaire du metteur en scène et du spectateur et qui place en son cœur le jeu de l’acteur.

Le musicien Toshi Tsuchitori entre et s’installe au tam-tam. Aussitôt ses mains démultiplient les rythmes et les intensités, et les sons qu’elles produisent envahissent la scène, travaillent notre perception et nous transportent loin du métro et de la pluie. Des acteurs entrent, parlent en anglais, et disent un texte qui déjà désigne par ses creux le tout dont il est une partie. Au lendemain de la guerre, sur un champ de bataille où gisent les corps encore chauds des victimes, Yudishtira s’interroge sur sa victoire. La joie d’avoir remporté le combat, de ramener la paix, est déjà entamée par le spectacle des morts. Mais l’ébranlement sera encore plus grand quand sa mère lui apprendra que celui qui était son ennemi était en réalité son frère, et que lui aussi mérite donc les rites funéraires. Et Yudishtira devra alors se battre contre lui-même et non contre l’autorité d’un Créon pour s’y résoudre.

Battlefield - sageAprès cette révélation Yudishtira, destiné à monter sur le trône à la suite du roi aveugle Dritarashatra, ne peut plus concevoir le monde de façon manichéenne. Il ne peut plus distinguer de façon nette le bien du mal, et inquiet d’exercer au mieux la justice, il prend conseil auprès d’un sage, qui l’invite à résoudre les contradictions de la vie par la croyance en le destin. Au sein de cette trame, s’insèrent de multiples narrations enchâssées, qui permettent de raconter le passé ou d’instruire, par le détour, par l’analogie qui peut donner une meilleure appréhension du monde et permettre de poser ces questions vitales, métaphysiques.

Ces quelques éléments donnés – mais légèrement, rapidement, qu’il faut saisir avant qu’ils n’échappent et que le récit continue ses avancées et ces circonvolutions –, s’ouvre tout un imaginaire. Il est celui des grandes épopées, celles d’Homère, celles de Virgile, celles des Métamorphoses ou celles de la Bible, mais plus encore les vastes fresques d’Orient, tels que Les Mille et Une Nuits. Le Mahabharata relève en effet de la tradition de ces récits fondateurs. Avec le Ramayana, c’est l’un des deux grands poèmes issus de la mythologie hindoue, et celui-ci relate la geste des Bharata, le déchirement des deux branches d’une même famille autour du pouvoir. Dans l’adaptation théâtrale de ce vaste matériau par Jean-Claude Carrière, on distingue trois grands ensembles : « La Partie de dés », « L’Exil dans la forêt » et « La Guerre ». Battlefield survient à la fin de l’épopée, après la guerre, au moment de la reconstruction d’un royaume et de ses valeurs, de la montée sur le trône d’un jeune roi qui doit apprendre la sagesse et le sens de l’équité.

Battlefield - histoiresLes imaginaires se superposent sur scène, car cette mythologie hindoue, rappelée par les noms des personnages, la mention du Gange ou des dieux indiens, est portée par trois acteurs noirs – Carole Karemera, Jared McNeill et Ery Nzaramba – et un acteur blanc – l’Irlandais Sean O’Callaghan. Si aucun jeu corporel n’invoque la culture africaine, elle est quand même latente par la présence de ces acteurs, par le souvenir du travail de Brook sur les cultures africaines, et enfin par la mémoire d’un autre spectacle lui aussi épique et lui aussi présenté dans la Carrière de Boulbon il y a deux ans, Shéda, de Dieudonné Niangouna. Différentes strates d’étrangeté et d’étranger se superposent donc pour désigner un ailleurs, mais un ailleurs moins défini par ce qu’il est que par le point de vue qui le désigne comme tel, le théâtre européen.

Dans ce théâtre-ci, la représentation ne passe presque que par les mots, que par un récit qui nous échappe en partie parce qu’il est encore tout imprégné de ce qui l’entoure, du tout dont il relève. Un récit porté par des comédiens qui sont personnages, dans l’incarnation, mais qui peuvent passer d’un protagoniste à l’autre par la simple indication d’une histoire, d’une fable, d’un souvenir, qui surgissent aussitôt sur scène et prennent forme à nouveau uniquement par le langage, capable à lui seul d’invoquer un univers, de donner une identité. Des écharpes et des bâtons viennent simplement appuyer le langage, écharpes de couleurs qui désignent un cadavre, figurent un serpent, sont l’insigne du pouvoir ou de la sagesse, ou prennent la forme de l’or. L’élément devient multi-signifiant en fonction de l’usage qui en est fait et des mots qui le désignent, et il en va de même pour les bâtons – canne d’aveugle, plateau de balance ou métonymie pour une forêt. Et la mise en scène, avec les lumières et les rythmes multiples du tam-tam, se réduit à cela, à ces moyens artisanaux, primitifs presque.

Battlefield - scénoCe qui doit dès lors survenir est la présence de l’acteur, et à travers lui, celle du personnage et de l’histoire qu’il porte avec lui. Mais peut-être parce que l’on n’a droit qu’à une parcelle, ce sont surtout les digressions et récits enchâssés qui ont cet effet-là, qui réussissent à s’imposer pour un instant par leur évidence, leur unité, à évoquer les images que la scène ne donne pas à voir – à part celle d’un ensemble harmonieux, en camaïeu. L’immersion n’est donc pas complète à partir de cette petite entrée dans l’immense poème et dans le spectacle d’origine, et domine plus l’absence que le sentiment d’un tout saisi par la partie. Et si le projet de Brook n’était pas d’évoquer avec nostalgie son œuvre passée, mais de proposer comme filtre, comme grille de lecture le Mahabharata pour ne pas se dessaisir de notre époque, pour ne pas lâcher prise face au terrorisme ou à la guerre en Syrie par exemple, ce rapprochement est loin de s’opérer dans l’esprit du spectateur, qui voit surtout le reflet d’un moment de théâtre qui lui a échappé.

F.

Pour en savoir plus sur « Battlefield », rendez-vous sur le site des Bouffes du Nord.

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