Marguerite Yourcenar doit sa réputation mondiale à ses Mémoires d’Hadrien, roman biographique consacré à la vie de l’empereur romain qui a régné au IIe siècle après JC. En érudite, elle collecte toutes les sources qu’elle peut pour reconstituer cette vie – textes, sculptures, lieux… – et y ajoute sa propre sensibilité dans une écriture qui la rapproche de son personnage. Leurs deux voix se mêlent ainsi sans se confondre et permettent d’esquisser une vie à partir de ses vestiges.
L’auteure se place en retrait par rapport à son œuvre et se passe même d’une dédicace pour céder la parole à son personnage : Hadrien écrit à Marc-Aurèle, son petit-fils par adoption, futur empereur de Rome après son père Antonin d’après les vœux de l’empereur mourant. Dans l’intimité de la correspondance, Hadrien s’épanche au seuil de la mort et réalise qu’il ressent le besoin d’écrire sa vie. La missive prend alors une autre forme, et le vieil homme remonte le cours de ses souvenirs jusqu’à son enfance.
D’emblée, Hadrien adopte une posture humble face à sa vie, à son œuvre impériale, et au projet qu’il s’apprête à entreprendre. Il se présente avant tout comme un homme qui a des faiblesses et des doutes quant à sa possible connaissance de lui-même, et ce recul honnête est maintenu tout au long de ces pages. Il ne s’étend donc pas sur ses succès militaires et diplomatiques mais se livre à une introspection qui doit révéler l’envers de sa biographie officielle, voulant donner un exemple plus humain que divin à son successeur.
Depuis la longue incertitude quant à son adoption par l’empereur Trajan jusqu’à ses souffrances de malade vers soixante ans, au moment où il écrit, Hadrien retrace donc les grandes étapes de son existence. Il la divise en cinq parties dont les titres latins annoncent l’humeur dominante de celui qui cherche du sens à sa vie au moment de mourir : la versatilité avant l’équilibre, le siècle d’or et la discipline impériale, et enfin la patience, voire la souffrance. Malgré le chaos annoncé en préambule, sa vie trouve ainsi une trajectoire exemplaire, de la jeunesse folle à l’amour solaire, de la réussite impériale à la sagesse résignée et plus sombre du déclin.
Sa parole mêle les réflexions politiques, philosophiques et artistiques, toutes influencées par Athènes et l’idéal grec. Empereur, il œuvre à l’élargissement plus ou moins aisé de son autorité jusqu’en Orient, et à l’instauration de la paix, qu’il recherche et défend à tous prix. Penseur, il s’essaie à plusieurs doctrines, partagé entre le plaisir des sens et l’austérité bienfaitrice, quand il ne se laisse pas fasciner par les sciences occultes. Passionné par le beau enfin, il accorde une place centrale aux arts et aux artistes, que ce soit dans le domaine de la littérature, de la sculpture ou de l’architecture.
Malgré les travers et défauts qu’il révèle de lui-même et qu’il souligne – ses penchants voluptueux, ses amertumes rancunières, son caractère passionné en un mot –, Hadrien apparaît comme profondément sage à travers son propre discours. Humaniste, philosophe et esthète, il l’est au contraire d’autant plus qu’il avoue ses faiblesses et se montre profondément humain.
A travers son point de vue apparaissent diverses silhouettes qui ont partagé sa vie, parmi lesquelles Plotine son mentor, Hermogène son médecin, ou Antinoüs son amant. Ce dernier, son favori, occupe une place centrale et structurante. Etre fuyant et dévoué, insaisissable autant que fidèle, il conditionne le bonheur de l’empereur autant que son désespoir par sa mort. Le deuil devient impérial quand Hadrien entreprend de lui vouer un culte par-delà tout l’Orient, alors qu’il n’appartenait même pas à la sphère publique.
La confession est donc entière à Marc-Aurèle, dont la présence n’est rappelée que par de discrètes occurrences du pronom de l’adresse. Le destinataire de l’œuvre semble parfois oublié à la faveur d’une parole profondément intime et spontanée, qui instruit celui qui l’énonce plus encore que celui à qui elle est destinée. Et parce que la subjectivité domine, aussi fidèle se veut-elle à l’homme, elle semble l’esquisser plus que le peindre, en tracer les contours sans en saisir le cœur, irrémédiablement fuyant.
Quant à saisir l’essence de ce qu’il a été, Hadrien est aussi impuissant que Yourcenar, quoique pour d’autres raisons. L’auteure œuvre de telle sorte que les lacunes historiques prennent la forme de marques de pudeur ou d’indices d’une impossible connaissance de soi, jusqu’à les faire oublier, ou du moins accepter. Elle se fait néanmoins entendre quand l’empereur se tourne vers l’avenir : la tentation de transformer le temps qui les sépare en prédiction apparaît alors, mais de façon discrète et sensée.
Ces phénomènes d’entremêlement et de distinction de ces deux voix révèlent la profonde proximité qui unit l’artiste à son œuvre, l’écrivain à son personnage. Yourcenar partage le goût d’Hadrien pour cette époque florissante, d’expansion et de liberté, son admirable passion pour l’art, mais surtout son idéal de paix. L’œuvre, en partie écrite pendant sa jeunesse, est abandonnée de nombreuses années avant que l’auteure la reprenne après la Seconde Guerre mondiale. Par ce geste, le IIe et le XXe siècles sont ainsi rapprochés par une même philosophie, souple et humaniste.
Si la précision historique et documentaire ne fait aucun doute à la lecture, elle est parfois éludée par des détails qui semblent plus romanesques qu’authentiques. Lorsqu’elle parle de son œuvre dans son carnet de notes, Yourcenar décrit une écriture profondément sensible, fondée sur des visions, une communication presque, avec l’empereur et son époque. Pour quelques lignes seulement, elle rédige des pages entières dans la nuit, qu’elle détruit pour ne retenir que l’essentiel de son immersion. Ce qu’elle revendique alors est moins le vrai et que le vraisemblable.
Le lecteur est ainsi pris entre deux voix, une antique et une moderne, une masculine et une féminine. Celle d’Hadrien est grave, profonde, celle de Marguerite précise quand elle ne s’octroie pas quelques libertés. A elles deux, elles reproduisent l’émotion produite devant une ruine, dont on contemple les restes sans pouvoir s’empêcher d’imaginer ce qu’il en manque, ce qui a été à partir de ce qui reste. Le buste de l’empereur est par cette œuvre reconstitué avec art, sa chair s’amollit jusqu’à lui rendre vie, juste avant qu’il ne vieillisse et ne meure.
F.