Letze Tage. Eine Vorabend (Derniers jours. Une veillée) est un spectacle musical de Christoph Marthaler, dans lequel il questionne les formes de survivances du racisme du début du XXe siècle et ses conséquences pendant la Seconde Guerre mondiale, dans notre société contemporaine. Pour ce faire, il met en dialogue des discours politiques et sociétaux empruntés à différentes époques et des pièces musicales de compositeurs juifs, victimes du nazisme. L’ensemble, particulièrement singulier dans sa forme, est extrêmement émouvant.
Une salle de Parlement de l’Autriche-Hongrie laissée à l’abandon depuis des années est sur le point d’être remise en état par des techniciennes de surface, en vue de cérémonies politiques diverses. Cinq femmes viennent donc nettoyer ce lieu lourd d’Histoire, dans lequel elles trouvent entre les rangées de fauteuils des déchets en tous genres mais aussi des hommes politiques, eux aussi vestiges d’un autre temps qu’il faut dépoussiérer et astiquer jusque dans les plus petits recoins. Après ce préambule qui fait entrer dans la mémoire, dans une temporalité dans laquelle se mêlent le passé et le présent, dix parlementaires, somnolents ou virulents, se disputent la parole ou écoutent avec assentiment le discours de l’un d’entre eux.
Le matériau textuel du spectacle est en grande partie documentaire. Christoph Mathaler et Stefanie Carp ont réuni plusieurs extraits de discours politiques traitant de la question du racisme qui ont véritablement été prononcés, datant aussi bien de la veille de la Première Guerre mondiale que des années 2000. Ainsi entremêlés du point de vue de la chronologie, le constat est que le discours est sensiblement le même des Juifs aux Roms, des Noirs aux émigrés. Les propos ne sont pas moins scandaleux et leur impact n’est pas moins désastreux que les chambres à gaz, même s’il prend une forme moins visible, plus sournoise. Depuis le début du XXe siècle, la discrimination est toujours aussi violente, comme en témoignent cette femme politique autrichienne ou cette autre bourgeoise habitant dans un quartier « d’artistes », cette troisième qui reconnaît que sa coiffeuse hongroise est douée malgré sa race ou ces parlementaires ricanants qui sont sans pitié au sein même du groupe qu’ils forment.
La réponse à ces discours est musicale. Un orchestre composé de six musiciens interprète des pièces de compositeurs juifs dont les œuvres ont plus ou moins bien survécu à la Shoah, tout comme leurs auteurs. Bien plus que des intermèdes qui viennent ponctuer les différentes prises de paroles, ces morceaux viennent opposer à la violence des mots leur beauté, leur langage universel qui se passe de surtitres pour toucher l’âme. Les armes comme on le voit ne sont pas égales dans ce combat, mais la question du vainqueur ne se pose pas et celle du parti à soutenir ne fait aucun doute.
Ce propos profondément politique prend place dans une scénographie originale, qui renverse le théâtre lui-même. Là où les habitués du Théâtre de la Ville prennent d’ordinaire place, dans la grande jauge, il s’agit ici de la scène. Face à elle, sur ce qui est d’habitude le plateau, se trouvent des gradins sur lequel on prend place. L’espace réservé au public est donc devenu hémicycle, et ce sont cette fois les comédiens qui se trouvent à nos places. La vétusté des lieux est d’emblée dite par des fauteuils déboîtés et cassés, et l’orchestre, loin d’être en contrebas à l’abri des regards, prend place à jardin, à mi-hauteur.
Dans cet immense terrain de jeu, en trois dimensions, le regard s’éparpille pour saisir le jeu de chaque comédien, constamment expressif, jusque dans le silence et dans l’écoute d’un orateur ou de la musique. C’est par cette expressivité de chacun et leur présence plurielle, capable d’interactions multiples, que Marthaler introduit le rire et l’humour pour traiter ce sombre sujet. Une chorégraphie précise est mise en place de siège en siège, créant des effets de dissémination ou de concentration chorale des comédiens. Il s’agit là plus que d’une métaphore, car les ils jouent, déclament mais aussi chantent, révélant des talents multiples.
Un instant, l’exhortation d’un homme particulièrement interpellant laisse croire qu’il se fait enfin le porte-parole des minorités, des victimes de tous les discours qui précèdent. La confusion dure un moment avant que ses termes ne prennent un tout autre sens quand il se dit en quête d’une Europe plus pure. Ce que l’ambigüité souligne est la similarité des pertes que déplorent bourreaux et victimes. Les minorités ne semblent donc pouvoir s’exprimer que par la voie de la musique et du chant, et même la femme qui aurait pu prendre leur défense, qui a pris conscience de la situation et intègre les compositeurs au discours parlé, se mure dans le silence.
Dans ces conditions, le final ne peut être qu’en musique. Il n’est pas fait d’une seule pièce mais de toute une série, dont la référence est indiquée sur le panneau des surtitres. Les comédiens sont encore présents et continuent d’habiter l’espace, d’en exploiter les riches potentialités, et au fur et à mesure grandit la crainte de les voir reprendre la parole, soit reprendre le dessus dans ce dialogue. Heureusement ils restent auditeurs indéterminés, dans leurs costumes beiges, avant de devenir victimes de la Shoah.
En procession, ils entonnent alors une polyphonie reprise en écho par les membres de l’orchestre qui délaissent leurs instruments pour la voix, non pas parlée, proférée, mais bien chantée, céleste. A vue ou absents, dans les coulisses de cette scène-salle qui ne sont rien d’autre que le théâtre lui-même, ils marchent lentement et poursuivent ainsi le dialogue, sans jamais se fondre dans un unisson parfait. Il ne reste bientôt plus rien, ni bourreaux ni victimes, à part ces voix lointaines qui s’éteignent et des lumières crépusculaires. Ce point d’orgue apparaît comme une fin du monde, douce, belle et mélancolique, et peut-être bien plus enviable que ce monde irrémédiablement divisé.
Cette fin lente, contraire au tempo de la narration ou du nécessaire de la vie, force à l’écoute – ce que certains ne sont visiblement pas venus faire – et fait naître une émotion sublime. Pièce de théâtre ou concert, ce spectacle hybride est avant tout un dialogue entre les arts, une confrontation de discours de natures différentes, qui ne trouvent que l’harmonie dans le chant le plus triste et le plus touchant.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Letzte Tage », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Ville.