Toute la démarche de Jean-François Peyret semble être contenue dans le titre de sa dernière création, à la fois familier et énigmatique : l’œuvre la plus célèbre d’Henry David Thoreau, précédée du « Re : » de nos e-mails. Le spectacle est donc annoncé comme une réponse à Thoreau, et à ce récit en particulier, par le biais de la technologie du XXe siècle. Le résultat produit est audacieux, inattendu et extrêmement esthétique.
Tandis que le public nombreux s’installe dans la salle de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, trois comédiens sont déjà sur scène, assis sur des chaises, à discuter. Leurs propos ne sont encore saisis que par bribes, mais déjà la passion qui les anime est perceptible. Le début du spectacle est signalé par le relevé d’un écran en fond de scène et l’abaissement de volets qui plongent la salle dans la nuit artificielle du théâtre.
Les phrases des trois jeunes gens se laissent alors entendre : il s’agit d’aphorismes, sur la vie, l’autonomie absolue et la communion avec la nature. Ils sont dits comme si les comédiens cherchaient à s’en souvenir, et plus encore, comme s’ils cherchaient à les mémoriser, comme une leçon apprise à trois. Le « je » qu’ils emploient parfois n’est encore attribué à personne, mais déjà, la sagesse des propos qu’ils cherchent à intégrer se fait sentir. Ce n’est encore là qu’un début.
En fond, de scène, sur le mur irrégulier de la Chartreuse, où l’on perçoit des fenêtres condamnées et où une porte subsiste, apparaît un paysage naturel, dont ne se laissent encore voir que des cimes d’arbres. Entre sur le plateau un quatrième comédien, plus âgé, Thoreau lui-même probablement, qui dit le texte dans sa langue d’origine. L’espace n’est pas réaliste et les relations entre les comédiens sont aussi peu déterminées. On se prend donc à croire que l’esprit de l’auteur américain a été invoqué par les récitations pleines de ferveur des plus jeunes.
Cette intuition se confirme lorsque le garçon redit les phrases de Thoreau après lui, en français, que l’une des deux filles dessine au sol les murs de la maison qu’il a lui-même construite, et que la troisième écoute religieusement son enseignement. A mesure qu’ils échangent sur ce mode, le paysage en arrière-plan se colore et se précise, et l’étang de Walden, au bord duquel Thoreau s’est retiré deux ans, deux mois et deux jours pour renouer avec la nature, apparaît à son tour.
L’appropriation de l’œuvre qui rend compte de cette expérience, Walden ; or, Life in the Woods, est relativement simple et efficace, et l’on pourrait croire qu’elle se limite à cela si n’intriguait pas tant l’impressionnante rangée de régisseurs techniques en bord de scène. Non pas dissimulés du public mais bien à vue, cinq individus font face à une dizaine d’écrans d’ordinateurs et une table de mixage. Une telle mise en valeur ne prend son sens qu’à mesure que le spectacle progresse, structuré comme il l’est comme une montée en puissance.
Un premier aperçu de cet outillage technologique est offert à la fin de ce que l’on peut considérer comme la première partie du spectacle. Un des régisseurs – en réalité musicien – monte sur le plateau et s’installe aux deux pianos disposés en angle à cour. Sa musique atonale, qui au début semble vouloir imiter les bruits de la nature, prend une tout autre dimension quand l’image de fond de scène se trouve affectée par elle. A chaque note, à chaque accord, une version différente du même paysage est associée. L’idée de « couleur » en musique est ici prise au pied de la lettre, et de multiples instants, de multiples jours et de multiples saisons s’écoulent ainsi au bord de Walden. La musique recouvre bientôt totalement les voix, et le paysage se modifie à une allure folle, du printemps à l’hiver et du jour à la nuit.
Ce magnifique intermède, qui dit le temps qu’a passé Thoreau au même endroit, ouvre sur une seconde séquence. Plus que la nature, c’est cette fois l’étang qui est mis à l’honneur. Le mur du fond est entièrement recouvert d’une eau changeante, qui évoque parfois l’art de Claude Monet par des couleurs enchevêtrées. De même, le carré au sol qui dessinait la maison de Thoreau devient à son tour Walden grâce à un nouvel effet vidéo, et les trois jeunes reprennent leur étude et leur mémorisation du texte sur ses bords.
Quand le plus âgé revient, c’est cette fois la traduction qui est mise en jeu. Quel mot choisir pour être au plus proche du texte d’origine et le plus fidèle à la pensée de l’auteur ? Les phrases elles-mêmes surgissent progressivement sur le fond, sous forme de code informatique, en noir, blanc et vert fluo. Défilent ainsi des paragraphes et leur traduction automatique, incompréhensible, totalement absurde, et qui ouvre pourtant le sens des phrases.
Il s’agit alors, collectivement, de traduire le texte pour mieux le comprendre, pour s’en imprégner pleinement, au plus profond de soi. Les phrases sont extraites de l’étang à la canne à pêche, et les mots sont répétés et semés comme des graines, jusqu’à donner naissance à des arbres faits des phrases. Peu à peu, les images naturelles sont ainsi remplacées par une nature numérique, tout entière faite de mots et saisissante de beauté.
Cette séquence se termine avec une acmé qui détruit toute cette création virtuelle. Là s’établit avec le plus d’évidence le contact entre la scène et la régie, prise à partie par les comédiens soudainement désemparés. Néanmoins, quand il ne reste plus rien, que tout est tombé en panne, voire a été cassé, restent, intangibles, les mots de Thoreau, qui revient une fois encore, et relance le processus.
Le dernier temps du spectacle est, suivant la logique du spectacle, le plus numérique. Les comédiens sont cette fois redoublés par des avatars, dotés de voix de synthèse et à la démarche saccadée. Comparés à ce qui nous a été proposé jusque-là, ils apparaissent comme peu sophistiqués, même plutôt laids, comme extraits du jeu vidéo The Sims, auquel ressemble d’ailleurs l’extension informatique du spectacle, Base64.
Quoique ce dernier temps paraisse plus faible en regard de ce qui précède, il semble volontairement soulever des paradoxes, tant dans la démarche de Thoreau que dans celle de Jean-François Peyret. L’écriture en continu du transcendantaliste américain pendant tout le temps de sa réclusion, en plus de maintenir un contact concret avec la civilisation, pérennise cette expérience, et en assure la postérité.
Cette postérité est le second paradoxe qui semble être mis en valeur : lire et suivre l’enseignement du maître ne semble pas avoir beaucoup de sens sans l’expérience personnelle de ce retrait au monde, de ce retour à la nature. Dans les deux cas, le numérique paraît dénoncer ces différentes formes de distance à la nature, à laquelle il est incapable de se substituer malgré l’inventivité la plus grande, et alors même qu’elle est à l’origine de toute la démarche de Thoreau. A la réflexion de l’auteur sur les normes sociales, religieuses et économiques de l’Amérique du XIXe siècle, se superpose donc celle de Peyret sur l’héritage de cette œuvre aujourd’hui.
Cette double réflexion, en acte sur la scène, est parsemée de sublimes phrases, dont quelques fragments restent en mémoire : « comme si on pouvait tuer le temps sans blesser l’éternité » ou « je ne suis pas plus solitaire que […] la première araignée dans une maison neuve ». De multiples questions laissées sans réponse invitent à la méditation, et donnent l’irrésistible envie de se retirer dans les bois avec l’œuvre pour seule compagnie.
Plus encore que du point de vue de sa recherche technologique, extrêmement poussée et à certains moments merveilleusement esthétique, la richesse du spectacle réside dans cette théâtralisation de la réflexion, qui agit à tous les niveaux. Les quatre comédiens portent parfaitement ce projet passionnant de Jean-François Peyret, et nous invitent ainsi à nous perdre dans cet univers théâtral tout fait d’images et de pensées.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Re : Walden », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.