« La Prisonnière » de Marcel Proust

Dans la progression qui a guidé le lecteur le long des premiers tomes de la Recherche, La Prisonnière marque un ralentissement, presque une pause. Il n’est plus question d’initiation mondaine ou de conquêtes amoureuses ; le cadre de la narration se réduit, ici, aux aléas sentimentaux du héros pour Albertine.

Il est de coutume d’invoquer la biographie de Marcel Proust pour expliquer la singularité de La Prisonnière par rapport à ce qui précède. En effet, le personnage d’Albertine aurait été fortement inspiré d’Alfred Agostellini, ami cher rencontré par l’auteur au cours de la rédaction, et dont le côtoiement ne resta pas sans conséquences sur l’écriture. On va même jusqu’à dire que cette relation a « bouleversé l’économie de la Recherche ».

De fait, Albertine, croisée par le lecteur dès le deuxième volume, a pris une importance croissante jusqu’ici, point culminant. Lorsque le narrateur lui demande de venir habiter avec elle à Paris, elle devient le centre de ses préoccupations : la jalousie maladive du jeune homme l’amène à interroger chacun de ses gestes, chacune de ses paroles. Dans cette enquête, où la minutie est primordiale, le temps ne peut être que ralenti.

Ainsi, autour de cinq journées, réparties dans le temps, le voilà transformé en détective. A ce stade du récit, il peut faire référence à un passé déjà raconté, ce qui l’amène à multiplier les références internes. Le lecteur se trouve en terrain connu, et de nombreux épisodes sont revisités à la lumière de nouveaux points de vue, comme l’histoire de Swann et Odette, perçue par Charlus.

Les mensonges et demi-révélations sont la torture quotidienne du héros, moins inquiet des convoiteurs que des convoiteuses. Les révélations de Sodome et Gomorrhe sont en effet la nourriture première de ses doutes. L’amour est réduit à la souffrance, à l’incertitude, et parfois même, paradoxalement, à l’indifférence dans l’assurance de la possessivité. Ambivalent, il est une source intarissable de frayeurs et de questionnement.

Le récit en résulte très égocentré et très introspectif. Malgré tout, c’est l’occasion pour le narrateur de réaliser la transcendance de l’art face à la mort et la mémoire, au moment d’écouter de la musique de Vinteuil. Cette prise de conscience le ramène à son objectif initial, à savoir l’écriture. D’autres considérations esthétiques, provoquées par ses observations, viennent aussi l’extraire de la thématique amoureuse.

Les seuls échos mondains de l’œuvre se trouvent lors de la soirée chez les Verdurin, où il assiste aux manœuvres de la maîtresse de maison pour mettre fin aux rapports de Morel et Charlus. S’il s’en fait le juge, il se trouve dans la même position avec Albertine, dans le théâtre de son appartement et de sa chambre. Face à ses mensonges, il ne peut s’empêcher de prêcher le faux pour connaître le vrai, et d’élaborer à son tour des stratégies quasi-militaires.

Il se découvre alors être le prisonnier de sa captive, illustrant la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel : sa jalousie, sa peur, le retiennent auprès d’elle alors qu’il souhaite partir à Venise. Ses sentiments sont des chaînes et les instruments de sa torture. Au moment où il a l’impression de se l’être assurée à ses côtés, c’est elle qui part : coup de théâtre qui ravive son émotion, au moment où il était résolu à s’en détacher.

Dans ce cinquième tome, qui s’apparente fortement à un journal intime, tant par le style que par la faible trame, le narrateur assume de plus en plus le rôle d’auteur. Son discours a quitté le mode descriptif pour un temps, pour s’apparenter à ses premières formes dans Du côté de chez Swann. Le temps de l’écriture est proche, mais la guerre de 1914 vient le retarder encore une fois.

F.

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