« Henry VI » de Shakespeare à l’Odéon, x3

La reprise à l’Odéon du spectacle-fleuve de Thomas Jolly, Henry VI, présenté à Avignon l’année dernière, constitue l’événement de cette fin de saison. Un avant-goût de la nouvelle édition du festival est offert à la communauté de spectateurs qui se rassemble sur deux jours aux Ateliers Berthier, vivant, mangeant et dormant au rythme du théâtre, partageant l’expérience aux côtés des mêmes personnes pendant treize heures de spectacle, ce qui nécessairement invite au dialogue. L’envergure de ce spectacle ne semble pas démesurée quand est envisagé le projet de la compagnie, monter les trois pièces historiques réunies par Shakespeare sous le même titre, Henry VI, soit un ensemble de 15 actes et de près de 80 scènes, comme le soulignera une comédienne, notre interlocutrice tout au long de cette aventure. La longueur du spectacle, loin de relever d’une quelconque affectation, apparaît comme le seul moyen de se confronter à cette épopée. Mais au-delà du format exigeant qui impose de consacrer un week-end ensoleillé de printemps au théâtre, Thomas Jolly ne s’adresse pas à un public élitiste. Bien au contraire, il entend substituer à l’effort qui peut enorgueillir les pédants, le plaisir qui l’annule. Le spectacle traversé sans peine, le défi est dès lors de rendre compte de cette expérience, de cette tranche de vie, après coup, sans qu’aucune note ne soit venue interrompre le flux de ces deux jours, et donc l’esprit chargé d’impressions et de mots.

H6 - généalogieLa trilogie Henry VI – qui est en réalité une tétralogie qui comprend également Richard III, l’une des pièces historiques de Shakespeare les plus connue, les plus montée, à l’inverse de celles qui la précèdent – se donne à lire comme une vaste épopée, à ceci près qu’elle n’a pas pour vocation de chanter la gloire d’un pays dans le but de fédérer la nation. Le premier volet commence avec la mort d’Henry V, qui met fin à un règne glorieux, notamment grâce à l’étendue du pouvoir de l’Angleterre en France. Mais alors que le corps du défunt est encore à la surface de la terre, les grands du royaume se disputent déjà, et déjà, de mauvaises nouvelles arrivent de France. Avant même le couronnement du personnage éponyme, qui n’a alors que neuf mois, l’Angleterre est donc affaiblie, et la prise de pouvoir du dauphin, loin de résoudre ces difficultés, mène à la perte progressive des prérogatives de l’Angleterre en France, à l’envenimement du pays par la guerre civile et au renversement de la royauté en place.

Ce Henry VI autour duquel se cristallise toutes les tensions est pourtant loin d’être un agitateur. Profondément pieux, il agit en faveur de la paix, prêt à renoncer à son titre pour apaiser les conflits. Mais sa faiblesse et son incapacité à gouverner – qui évoque Louis VII le Jeune, quelques siècles plus tôt en France – le dépossèdent du pouvoir, revendiqué par les grands du royaume. Du cardinal de Winchester à son épouse, la reine Marguerite, nouvelle Lady Macbeth, en passant par le duc d’York qui prétend rétablir le droit à la couronne de sa branche de la famille, droit selon lui usurpé une génération plus tôt, le pouvoir est une balle qui passe de main en main tandis que le royaume s’effondre à l’extérieur et de l’intérieur, par les soulèvements qui agitent et divisent son peuple.

H6 - Winchester et GloucesterNéanmoins, cette figure qui prétend donner son unité à cet ensemble, de la mort de son père à la sienne, est loin de dominer. Le personnage n’est qu’une prétexte pour saisir une vaste partie de l’Histoire d’Angleterre – considérablement concentrée et dramatisée par Shakespeare –, dominée par des personnalités qui quant à elles fascinent l’auteur et structurent les pièces. La première de la trilogie, qui se déroule entre la France et l’Angleterre, est ainsi construite autour de la figure de Talbot, héros national qui a combattu Jeanne d’Arc la Pucelle et l’a affrontée à Orléans, Rouen et Bordeaux. Transfiguré de l’histoire au théâtre, Talbot apparaît comme l’incarnation des vertus chevaleresque, aussi vaillant qu’humain, en particulier lors de ses dialogues tragiques avec son fils, avant le combat et après la défaite, confronté à la mort. Le deuxième Henry VI, accorde toute son attention à la figure du duc Humphrey de Gloucester, oncle du roi et protecteur du royaume. Gloucester représente le gouverneur idéal, la sagesse politique qui guide Henry VI au travers des déboires auxquels il est confronté, bien qu’incapable d’empêcher son union déraisonnable avec Marguerite d’Anjou. Entièrement voué à la cause du pays, il devient la cible de tous les comploteurs du royaume – la reine, York, Suffolk ou encore Winchester – qui s’unissent contre lui et précipitent sa chute pour mieux asseoir leur autorité personnelle. Le dernier Henry VI, qui voit s’épanouir l’affrontement légendaire entre les York et les Lancastre autour de la couronne, engagé dès le premier volet de la trilogie, prépare quant à lui la suite en laissant une place centrale à Richard III, nouveau duc de Gloucester, frère du duc d’York qui finit par gagner la couronne d’Angleterre. Richard le bossu, le difforme, manœuvre déjà pour sa prise de pouvoir future, prêt à tuer et trahir tout le monde pour parvenir à ses fins, révélées au cours de longs monologues qui en révèlent la noirceur vertigineuse.

H6 - CadeAinsi, Henry VI étant loin de constituer un élément unificateur à cet ensemble, les héros sont différents d’une pièce à l’autre. Cette structure n’est pas sans évoquer celle des séries télévisées, notamment Games of Throne qui doit son succès exceptionnel à la précision de son architecture qui suit les romans de George R. R. Martin, et au renouvellement constant de ses figures héroïques. Le parallèle ne s’arrête pas là avec la série. La division du spectacle en plusieurs parties allant d’une à deux heures rappelle la structure en saisons et en épisodes. La même folie qui peut faire enchaîner des dizaines d’épisodes en quelques jours seulement anime le public chaque fois qu’il retourne en salle, qu’il regagne son siège – huit fois en tout sur les deux jours – pour voir, savoir quelle sera la suite, comment reprendra l’intrigue, conscient que l’expérience n’est pas raisonnable, que toutes ces heures de spectacles d’affilées ont quelque chose d’indigeste, et que la valeur de toutes ces parties seraient probablement plus sensible si elles étaient prises isolément, mais contraints par le désir – et la nécessité. Et comme chaque épisode d’une série révèle une structure qui lui est propre au sein d’un ensemble plus large, chaque partie du spectacle doit offrir au moins un début et une fin, qui marque autant sa singularité que son appartenance au tout. Thomas Jolly maîtrise cet art du découpage qui attise la curiosité, variant les procédés de chute et de reprise, avec une scène laissée en suspens qui reprend à l’instant précis où elle s’est arrêtée malgré la rupture de l’entracte, une ellipse qui oblige à une synthèse ou qui au contraire se passe de transition, une mort qui paraît empêcher toute suite… Et comme la fin d’une saison ne va pas sans la préparation de la suivante, le teaser de Richard III, qui sera présenté la saison prochaine, trouve également sa place dans le spectacle. Les commencements et les fins se multiplient donc, isolant des unités au sein du flux et permettant une replongée immédiate dans l’univers conçu.

L’invocation de la culture populaire capable d’emporter sans difficultés l’adhésion du spectateur ne se limite pas à ce modèle de la série. Les décalages comiques qui détruisent en un instant la solennité d’une scène ou le caractère dramatique d’une autre, ajoutés aux références contemporaines qui extraient du XVe siècle et rétablissent un dialogue avec le XXIème, sur le mode de la connivence, entrent largement en compte. Dans la première partie surtout, ils sont essentiellement pris en charge par le cardinal de Winchester, Bruno Bayeux, qui se délecte du rôle du méchant. La gravité des enjeux politiques est encore mise en balance par le ridicule des personnages français, le dauphin Charles en tête, et après lui le roi Louis. Plus encore, les effets de rupture sont explicitement assumés par le personnage de la rhapsode, qui à intervalles réguliers vient directement s’adresser aux spectateurs devant un rideau noir qui voile les reconfigurations scéniques. Personnage à part entière, soigneusement construit et composé par Manon Thorel, elle vient commenter l’action autant que l’aventure du spectateur, la longueur de l’expérience qui doit en décourager quelques-uns, les pauses qui nous séparent, les réalités de la scène plus révélées que masquées par ces interventions, ou même sa vie intime. Elle cristallise les jeux mis en place avec l’illusion présents de façon discrète et continue à chaque scène, fidèles au théâtre de Shakespeare.

H6 - combatsEnfin, la place que tient la musique sur scène invoque de nouvelles références à la culture populaire. Elle intervient tout particulièrement lors des scènes de guerre et d’affrontements et vient les chorégraphier avec parfois la précision des scènes d’ensemble dans les comédies musicales ou les films d’action. L’image scénique se substitue alors au texte dans toutes ses composantes et suscite la fascination par son caractère spectaculaire. Les lumières tiennent également un rôle important dans ces scènes. Elle vient redoubler le rythme impulsé par la musique par des éclairs qui engagent pleinement la perception du spectateur et entraînent dans le mouvement d’ensemble du plateau. Mais c’est encore la lumière qui souligne le contre-point de ces scènes, qui permet de mettre en place des ambiances chaque fois différentes, pour les monologues de Talbot, de York, de Jeanne, d’Henri, de Warwick, de Clifford ou de Richard. Plus encore que la scénographie, nécessairement limitée à des praticables par la multiplicité des lieux représentés, c’est elle qui structure l’espace et permet ses multiples métamorphoses.

Les modalités changent donc constamment d’une partie à l’autre, d’une scène à l’autre, et même plus, entre des scènes de même nature. Ainsi, deux scènes de combat ne se ressemblent pas, qu’il s’agisse de l’affrontement des Français et des Anglais à force de rubans de gymnastes, épiques, des combats menés par Cade, tout en contre-jour pour rendre compte de leur caractère ignoble, au sens propre, voire gore, ou des duels entre les Lancastre et les York, baignés dans la gravité de faisceaux rouges qui les amplifient. Le spectateur est ainsi ballotté des mascarades de Winchester et de son chienchien à l’émotion du discours de Talbot sur le corps de son fils mort, du burlesque de la scène du miraculé à la beauté fragile d’Henry VI contemplant les désastres de la guerre du haut de sa taupinière, de la douleur de York, déchiré par la perte de son dernier fils, qui fait de lui un roi alors qu’il n’en était pas un sur le trône usurpé, à l’enchaînement comique des négociations de Warwick avec le roi de France pour trouver une épouse au nouveau roi Edouard et des manœuvres de ce dernier pour séduire une veuve. Avec souplesse et facilité, la Piccola Familia aborde toutes les situations et tous les registres sans vouloir les asservir à une lecture unique du texte, à une interprétation univoque de la pièce – contrairement à ce que pourrait laisser croire le texte de Thomas Jolly dans le programme de salle, qui identifie sa démarche théâtrale à la figure d’Henry VI, rendue exemplaire par ce discours, devenue symbole d’intelligence, de lumière, d’audace, de beauté, alors qu’elle conserve toute son ambigüité sur scène, bien heureusement.

H6 - scénoLa richesse de la scénographie largement nourrie par l’éphémère – faisceaux de lumière, pluies de paillettes et de grains, giclures de faux sang… – ajoutée à l’énergie des comédiens, à leur investissement qui les embellit, au plaisir de les voir superposer les masques – Talbot et Jeanne, puis le duc de Gloucester et York –, à leur bonheur communicatif d’être sur scène finissent de conquérir le public. Mais comme si un tel engagement temporel et physique du spectateur dans cette aventure impliquait un jugement radical, les appréciations sont hyperboliques elles aussi, et la familiarité mise en place avec la scène après treize heures de spectacle semble laisser place à la subjectivité des jugements biaisés par l’amour. Il n’est que de voir la joie et la fierté des spectateurs au moment de recevoir le badge « J’ai vu Henry VI en entier » à la fin du spectacle, ou les réactions partagées à chaud sur Twitter et relayées par le compte de l’Odéon ou celui de Thomas Jolly lui-même, pendant les entractes. Cet investissement du public encourage par le théâtre et le metteur en scène par cette voie mène d’ailleurs à la découverte des avatars créés par les comédiens aux noms de leurs personnages, le débordement de la fiction sur le réseau social, qui devient à son tour support de fiction, qui prolonge la scène et le dialogue avec les spectateurs suivant des modalités propres à notre époque qui bouleversent le rapport au théâtre et aux artistes, en donnant l’illusion d’une complicité, par la révélation des photos de coulisses entre deux parties de spectacle par exemple.

L’expérience invite donc à penser le théâtre lui-même en plus de la pièce de Shakespeare, et plus encore, ces longues heures de spectacle amènent à réfléchir à sa propre posture de spectateur. Cette scène qui en invoque de nombreuses autres, en plus de références non théâtrales, invite à envisager ce qui séduit, le public autant que moi, ou les multiples façons d’aborder la scène – par le texte, par le visible, par l’acteur… Une fois le mécanisme du spectacle à peu près maîtrisé, c’est notre propre mécanisme, généralement tu, réduit au silence dans des spectacles courts qui ne mettent pas forcément à l’épreuve de la fatigue le corps et l’esprit, qui est analysé.

A l’issue de ces deux jours, les réflexions emmêlées côtoient l’empreinte de nombreuses images fascinantes, et le sentiment d’ensemble qui se dégage est celui du respect – pour le metteur et la compagnie, d’avoir entrepris un projet d’une telle envergure malgré le contexte ambiant, pour les producteurs qui ont permis sa mise en œuvre, pour les régisseurs et techniciens, aussi nombreux que les comédiens, et pour la performance scénique et physique, portée avec un plaisir inspirant.

F.

Pour en savoir plus sur « Henry VI », rendez-vous sur le site de l’Odéon.

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