Le Théâtre du Train bleu programme dans le Off d’Avignon un spectacle d’Élise Vigier créé en septembre dernier à Théâtre Ouvert : Nageuse de l’extrême. Pour le découvrir, le public est déplacé hors des remparts, jusqu’aux bureaux de la MAIF. Le lieu est inattendu et semble peu apte à accueillir une représentation, mais il apparaît finalement qu’il convient tout particulièrement aux récits de mises à l’épreuve du corps, par la maladie et le sport.
Le spectacle aurait pu prendre la forme d’un seul-en-scène. À l’origine, il y a le besoin et le désir d’Élise Vigier, en rémission d’un cancer du sein, de rendre compte par l’écriture et le théâtre de ce par quoi elle est passée. L’artiste caennaise a cependant la délicatesse de ne pas nous prendre au piège avec un solo autobiographique qui raconte des choses si lourdes qu’il n’est pas possible de formuler une appréciation esthétique à son sujet, car le spectacle engage beaucoup trop intimement l’artiste pour qu’on puisse porter un regard extérieur dessus sans être offensant. Très vite, elle envisage de faire dialoguer son expérience avec celle de nageuses qui s’engagent dans la traversée de la Manche, qui séparent les côtes normandes de l’Angleterre. Elle rencontre par hasard Marion Joffle, et celle qui est record de France féminin de cette traversée lui permet de relier les fils car elle a souffert d’un cancer à l’âge de cinq ans. Elle recueille donc son témoignage et l’entrelace au sien, donnant ainsi une certaine ampleur à sa démarche.
Après quelques mots sur le partenariat qui unit le Train bleu à la MAIF, et le sens que l’entreprise trouve à accueillir des spectacles dans le cadre du festival, le public est invité à monter dans les bureaux de la boîte d’assurance. On a l’impression de se rendre à une réunion de travail, mais la salle dans laquelle on prend place a bien été reconfigurée en espace de représentation : des gradins sur trois côtés, des lignes de couleurs au sol, des blocs blancs répartis sur l’espace de jeu. Arrive Léna Bokobza-Brunet, coiffée d’un bonnet de piscine et revêtue d’une grosse et longue doudoune blanche sous laquelle elle est en maillot de bain – alliage étonnant que les JO de l’an dernier ont rendu familier.
L’actrice enlève son manteau et se positionne sur l’un des rochers pour se lancer dans le récit de sa traversée de la Manche. Elle s’enduit de vaseline, avec la complicité d’un régisseur qui viendra plus tard lui tendre par deux fois une gourde de thé chaud au bout d’une canne à pêche, avant de repartir derrière son ordinateur pour envoyer des sons d’eau ou d’aller à l’entrée de la salle pour activer l’interrupteur qui permettra de moduler les lumières ! L’actrice, qui porte le témoignage de Marion Joffle, relate ensuite son immersion dans l’eau, les premiers mètres de nage, puis les heures, la douleur à la hanche qui l’inquiète au bout d’un moment, les côtes anglaises qui s’éloignent et les françaises qui se rapprochent, le dernier effort de l’arrivée, le soulagement et l’épuisement. Le récit, soutenu par des mouvements de bras crawlés, suspend à son issue : on est pris de frissons au moment du dénouement.
Élise Vigier, embusquée dans le public, prend le relais sans transition et sur un tout autre ton. Elle se trouve dans une salle d’attente, qui a sans doute en commun avec celle où l’on se trouve son blanc fade et son faux plafond. Accrochée à son sac et à des étiquettes bleues, elle observe les personnes qui l’entourent, qui sont elles aussi malades, ainsi que l’angoisse qui s’obstine à lui tenir compagnie alors que le pire est passé et qu’elle ne devrait pas avoir de mauvaises nouvelles ce jour-là. Dans cette attente, l’actrice laisse entrevoir son combat contre un cancer du sein, mais son récit est pudique, il approche le cœur du sujet par circonvolutions. Il n’est pas question pour l’artiste d’exposer ses états d’âme et de convoquer de manière abusive le pathos en racontant chaque étape de la maladie. Elle approche plutôt l’épreuve par des détails assez anodins chargés de laisser deviner les abîmes dans lesquels elle a pu plonger.
Le décalage est assez marqué, de la traversée de la Manche, puis plus tard des épreuves d’immersion en eau glacée – discipline à laquelle s’adonne désormais Marion Joffle, surnommée le « pingouin souriant » – à l’attente interminable dans une salle d’attente au cours de laquelle se coagulent des pensées de toutes sortes. Alors qu’Élise Vigier passe d’une chaise à l’autre dans le public, qu’elle reste hiératique à l’exception de cris silencieux qui lui déforment le visage, Léna Bokobza-Brunet occupe tout l’espace de ses nages enjouées et lui donne les contours de la Manche ou des eaux froides dans lesquelles elle cherche à battre des records, quitte à perdre conscience. Le travail d’écriture, parfois exhibé de manière maladroite par Élise Vigier, ne comble pas l’écart entre ces deux récits et leur mise en voix et en espace. Les monologues qui alternent en viennent cependant à s’entrecroiser, et les deux femmes se rencontrent et comparent leurs expériences. Elles mettent ainsi en regard l’endurance du corps dont on fait la promotion, quand il s’agit de sport de haut niveau, et l’endurance quotidienne et silencieuse des innombrables corps en prise avec la maladie. Par cet entremêlement, l’entraînement pour la nage en eau glacée devient métaphore du combat contre le crabe et manifestation concrète d’un espoir de reconquête du corps et de sa puissance.
Quand les voix dialoguent plus, que les corps entrent enfin en contact, survient une émotion. Une émotion qui ne tient pas qu’au texte, trop scrupuleusement déroulé par Élise Vigier, qui s’accroche à sa propre écriture et en montre malgré elle la simplicité et le besoin qu’elle a d’être pleinement incarnée et portée pour s’épanouir. Sa partenaire est plus libre qu’elle : ce n’est pas son histoire qu’elle porte, ni son texte. Son rôle de passeuse lui permet de s’affranchir de l’écriture et d’imposer une modalité de jeu plus naturelle, plus complexe dans les nuances de gravité et de légèreté qu’elle brasse, et d’établir un contact plus spontané avec le public. Alors que le seul-en-scène autobiographique a la côte en ce moment sur les scènes, ce spectacle laisse à penser que la médiation artistique a des vertus, pour rendre compte de parcours intimes.
F.
Pour en savoir plus sur Nageuse de l’extrême, rendez-vous sur le site du Théâtre du Train bleu.