« Daddy » de Marion Siéfert à la Villette – métavers théâtral

Séance de rattrapage au Théâtre de la Villette pour Daddy de Marion Siéfert, spectacle créé il y a deux ans à Angers, passé ensuite par l’Odéon avant une grande tournée dans toute la France. Après _jeanne_dark_, conçu à partir de l’application Instagram, et même exclusivement diffusé sur le réseau social au temps des confinements, l’artiste met à nouveau le théâtre à l’épreuve de nouvelles technologies – mais cette fois sans recours à des moyens technologiques. Pour représenter l’univers des jeux vidéo et des métavers, qui paraissent aux antipodes de son art, elle prend le parti de l’artisanat théâtral. Cette prouesse est mise au service d’un récit illustrant une forme d’emprise sur les jeunes femmes caractéristique de notre époque, par avatars interposés.

Après avoir entendu un long texte alertant sur la situation humanitaire à Gaza, lu par l’artiste elle-même, le public nombreux de la Grande Halle de la Villette est immergé dans un jeu vidéo. Une projection nous permet d’adopter le point de vue saccadé de BadCandy66, qui évolue dans un paysage à la fois verdoyant et citadin, dans lequel le personnage part à la conquête d’une ville avec deux autres joueurs en ligne. À mesure que les trois collectent des accessoires, explorent des planques ou résistent à des attaques, ils multiplient les interactions et commentaires supposés leur permettre de performer leurs personnages.

La séance de jeu s’étire un peu avant d’être brutalement interrompue : le père de BadCandy66, ou Mara, 13 ans, a débranché la box pour obliger sa fille à venir prendre l’apéro avec un ami de la famille. On est dans le Sud de la France, vers Perpignan, dans une famille plutôt ordinaire, composée d’une mère qui travaille en réa, d’un père vigile et de trois filles. Ces dernières sont soumises aux remarques sexistes du père et de l’ami de la famille, mais personne n’est là pour le relever. La scène, à nouveau assez longue, donne le tempo de la soirée qui va durer plus que les trois heures annoncées. Sa saveur réside dans l’écriture ciselée de Marion Siéfert, qui confirme depuis _jeanne_dark_ qu’elle maîtrise la langue des ados, qu’elle en reproduit les inflexions impulsives, l’argot, les affects désordonnés qu’elle véhicule de manière assez remarquable, sans la caricaturer.

Cette scène réaliste, qui se joue derrière un écran translucide, sera la seule de tout le spectacle. Après cet apéro, Mara retourne dans sa chambre et engage la conversation avec l’un des joueurs de sa dernière partie sur Discord. Elle rencontre ainsi Julien, 27 ans, qui lui dit qu’elle a un talent d’actrice fou et qui veut lui donner sa change grâce à un jeu. Il est prêt à lui payer des tenues et des rôles pour la propulser au plus haut. Dans ce dialogue décisif, les mécanismes de l’emprise jouent à plein sans se dévoiler explicitement, et l’ado qui n’a pas l’air si mal dans sa peau et au sein de sa famille tombe dans le piège de la séduction. La scène convoque le souvenir de la lecture de Chavirer, roman de Lola Lafon qui décortique une autre forme d’emprise sur des jeunes filles en fleurs, piégées à l’endroit de leur sensibilité, qui devient vulnérabilité.

À partir de là, on bascule dans une réalité parallèle. Le signalent des monticules de neige épars sur un plateau noir – qui rappellent le spectacle sur Steve Jobs de Robert Cantarella, qui postait Nicolas Maury sur un vrai tas de glace –, et des rideaux qui parfois se gonflent sous l’effet de l’air. Le signale plus encore l’apparition, sous un tas de flocons en papier, d’un corps qui se dresse comme un pantin et se présente à Mara comme une habilleuse, avant de la revêtir d’une robe rose à épaulettes pailletées, dans le style de Zelda. Les règles du jeu sont ainsi posées : les costumes, les contrastes de lumière, des manières de jouer subrepticement saccadées et des dialogues qui plantent des situations étranges suffiront à nous plonger dans le métavers. L’écran initial et la vidéo sont congédiés, et Marion Siéfert ne prend même pas la peine de faire disparaître dans des noirs nets les régisseurs qui viendront de temps à autres apporter ou enlever des accessoires pour faire passer d’un monde à l’autre. Le caractère profondément artisanal de l’art théâtral est ainsi régulièrement rappelé, alors qu’on a quitté le champ du réel, que ni Mara ni nous n’y remettrons les pieds.

Dans ce monde qui supplante la vie de l’adolescente, le but est de se faire payer des tenues, des coiffures et des situations par des daddy qui misent sur des jeunes filles en les invitant à jouer des rôles et à proposer des performances susceptibles de fédérer une fanbase toujours plus grande. Le concept du jeu n’est pas absolument clair – et la narration en pâtira après deux heures de spectacle –, mais il offre une liberté esthétique extraordinaire. Mara et ses paires, Léna et Jessica – et à travers elle trois actrices très impressionnantes, Lou Chrétien-Février, Lila Jouel et Jennifer Gold – s’essaient dans tous les registres : comédie musicale, stand up qui déborde dans la salle, cabaret… Elles réinterprètent des tubes (comme My heart belongs to Daddy, interprété par Marilyn Monroe dans le film Le Milliardaire), proposent des numéros de danse-voltige ou se livrent à des sketchs qui replacent au cœur de l’attention cette langue adolescente violente et fascinante.

Les premières scènes l’ont annoncé : chaque fois, Marion Siéfert prend le temps de déployer longuement chaque numéro. Elle s’offre même le luxe de rejouer une scène de film de vampires en costumes XIXe qui emmène tout à fait ailleurs et brouilles les codes du jeu vidéo. On attend le moment où le père de Mara va à nouveau débrancher la box, et où la réalité va l’emporter sur le monde virtuel. Mais – et c’est une réussite du point de vue dramaturgique, alors que le spectacle, par ailleurs, s’essouffle –, ce moment prévisible n’arrive pas. C’est l’inverse, ce sont les parents de l’adolescente qui font irruption dans le jeu, et Mara va les éliminer d’un coup de pistolet comme elle tuait ses ennemis dans le jeu inaugural. Le flou entre réel et virtuel est plus grand encore quand elle, ou son avatar, revient les cuisses tachées de sang, et que Jessica lui confie avoir été violée par un ami de son père dans son enfance. Est-on encore dans le jeu ? Les violences subies par Mara sont-elles réelles ? Physiquement, la chose n’est pas certaine, mais affectivement, le trauma ne fait pas de doute – et c’est peut-être là le cœur du propos du spectacle. Et quand Mara s’en prend à son Daddy, qu’en est-il ? Ces questions restent en suspens, car aucune sortie nette du jeu n’aura lieu, on ne retrouvera jamais le salon familial ou la chambre de Mara : la bascule dans Daddy est irréversible.

Dans la dernière partie du spectacle, les longues scènes intéressent un peu moins, car on ne sait plus bien où l’on va et l’on n’entrevoit pas d’issue, et les confessions du créateur du jeu sur sa mère ne suffisent pas à relancer notre intérêt. N’en reste pas moins l’impression d’assister à un spectacle inédit, d’une contemporanéité fascinante sans qu’il ait été nécessaire de mobiliser une technologie de pointe – des casques VR par exemple, dont l’usage se fait au détriment de la dramaturgie, comme dans To Be a Machine de la compagnie irlandaise Dead Center. Pour nous plonger dans un jeu vidéo, Marion Siéfert convoque des moyens théâtraux, et ce cadre fictionnel lui offre en même temps la possibilité d’une traversée des formes spectaculaires. L’immersion est rendue possible grâce à son écriture soignée, mais peut-être plus encore grâce aux possibilités de jeu des six acteurs et actrices, qui passent d’un registre à l’autre et d’un rôle à l’autre pour la plupart, et qui, par leur engagement dans le jeu, donne pleine chair et consistance à ces mondes virtuels.

F.

 

Pour en savoir plus sur Daddy, rendez-vous sur le site de la Villette.

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